Béguin (Albert), L’âme romantique et le rêve, fin (p. 546-547) :
« Au cœur du rêve, je suis seul. Dépouillé de toutes mes garanties, dévêtu des artifices de langage, des protections sociales, des idéologies rassurantes, je me retrouve dans l'isolement parfait de la créature devant le monde. Plus rien ne subsiste du moi construit ; c'est à peine si, en cet instant où je ne suis plus que moi-même, j'ai encore la conscience d'être quelqu'un. Je suis un être humain, n'importe lequel, semblable à mes semblables. Mais il n'y a plus de semblables dans cette solitude. Il ne reste de moi que la créature et sa destinée, son inexplicable et impérieuse destinée. Avec stupeur, je découvre que je suis cette vie infinie : un être dont les origines remontent au-delà de tout ce que je puis connaître, dont le sort dépasse les horizons où atteint mon regard. Je ne sais plus autour de quelles pauvres raisons j'ai organisé la petite existence de cet individu que j'étais. Je sais seulement que m'apparaissent maintenant les raisons de ma vie véritable : elles demeurent innomées, mais présentes ; elles sont ce que j'éprouve, l'immensité de mon étendue réelle.
Et voici que, dans ce dénuement, les choses et les êtres reprennent, eux aussi, les choses menues, les êtres décevants, une vie toute neuve. Je les invente ; ils surviennent. Les choses, pour cette créature anonyme que je suis devenu, sont soudain d'une étrange réalité. Je me souviens que naguère c'est tout juste si je les apercevais, et maintenant je les entends me parler, je saisis leur langage et leur chant. Les êtres aussi ont cessé de mener cette absurde existence hors de moi, qui me faisait fuir ou rechercher leur société. Ils sont en moi ; ils sont moi. Nous partageons ce même sort infini, cette stupeur, cette joie qui éclate au fond de l'angoisse.
Au fond de la solitude, lorsque j'ai eu le courage d'accepter la nudité, ce n'est pas le désespoir et la tristesse que je trouve. Pour avoir désespéré de tout ce qu'offrait le monde, je ne suis pas arrivé à la désolation. En me détournant de ces faciles et attristantes communions qui s'établissent entre les individus dans la vie de tous les jours, je n'ai pas perdu ma joie. Créature, je suis avec les autres créatures dans cette plus profonde des communautés, qui n'existe qu'au centre de l'âme, — mais qui, désormais durable, me permettra de connaître enfin, une fois revenu à mon existence banale, de réelles présences humaines. Je vis, pour un instant, d'une vie qui est, entre nous tous, le seul bien commun ; mais, l'ayant connue, je ne pourrais plus la perdre.
Que je sorte du rêve, que je retourne à l'existence qui est la nôtre, tout y est différent, comme après une longue absence. Les lieux et les visages ont repris cette apparence qu'ils eurent pour mon regard d'enfant. Du songe, je reviens avec ce pouvoir d'aimer la vie, d'aimer les gens et les choses et les actes, que j'avais oublié et désappris en quittant le paradis enfantin.
La solitude de la poésie et du rêve nous enlève à notre désolante solitude. Du fond des fonds de la tristesse qui nous avait détournés de la vie s'élève le chant de la plus pure allégresse. »