Bouvier, L'Usage du monde, chap. 'Autour du Saki bar' :
« Vues de près, ces ordures exprimaient curieusement la disette ; des prélèvements successifs - domestiques, chiffonniers, mendiants infirmes, chiens, corbeaux - les avaient complètement écrémées. Timbres-poste, mégots, chewing-gums, bouts de bois avaient fait des heureux bien avant le passage du camion. Seul l’innommable et l’informe étaient parvenus jusqu’ici, réduits, après l’ultime nettoyage des vautours, à une pâtée cendreuse, acide et morte, pleine d’arêtes traîtresses sur lesquelles la pelle butait. Torse nu, un bâillon sur la bouche, le nez sur les culots d’ampoules, les écorces de melon curées jusqu’à la fibre, les morceaux de journal rougis de bétel et les tampons menstruels à demi calcinés, nous retenions notre souffle et cherchions une piste. On retrouvait dans ces détritus comme une image affaiblie de la structure de la ville.
[...]
Sans l’odeur j’aurais pu oublier la journée. Mais malgré le savon, la douche, une chemise propre, je puais l’ordure. À chaque respiration, je revoyais cette plaine fumante et noire libérer par bouffées ses dernières molécules instables pour rejoindre enfin l’inertie élémentaire et le repos ; cette matière au bout de ses peines, au terme de ses réincarnations, dont cent ans d’ondée et de soleil n’auraient plus tiré un brin d’herbe. »