mardi 3 novembre 2020

Tocqueville (aristocratie)

Tocqueville, Voyages en Angleterre et en Irlande, chapitre 4 "Dernières impressions sur l'Angleterre" (septembre 1833), Idées-Gallimard p. 108-109 : 


"En Angleterre, un nom illustre est un grand avantage qui donne un grand orgueil à celui qui le porte. Mais en général ou peut dire que l'aristocratie est fondée sur la richesse, chose acquérable, et non sur Ia naissance qui ne l'est pas. D'où il résulte qu'on voit bien en Angleterre où l'aristocratie commence, mais il est impossible de dire où elle finit. On pourrait la comparer au Rhin, dont on trouve la source sur le sommet d'une haute montagne, mais qui se divise en mille petits ruisseaux et disparaît pour ainsi dire avant d'arriver à l'Océan. La différence entre la France et l'Angleterre sur ce point ressort de l'examen d'un seul mot de leur langue. Gentleman et gentilhomme ont évidemment la même origine ; mais gentleman s'applique en Angleterre à tout homme bien élevé, quelle que soit sa naissance, tandis qu'en France gentilhomme ne se dit que d'un noble de naissance. La signification de ces deux mots d'origine commune est devenue si différente par suite de l'état social des deux peuples, qu'aujourd'hui ils sont absolument intraduisibles, à moins d'employer une périphrase. Cette remarque grammaticale en dit plus que de très longs raisonnements. 

L'aristocratie anglaise ne peut donc jamais soulever ces violentes haines qui animaient en France les classes moyennes et le peuple contre la noblesse, caste exclusive qui, en même temps qu'elle accaparait tous les privilèges et blessait toutes les susceptibilités, ne laissait aucun espoir d'entrer jamais dans ses rangs. 

L'aristocratie anglaise se mêle à tout ; elle est accessible à tous ; et celui qui voudrait la proscrire ou l'attaquer comme corps, aurait beaucoup de peine à la définir."