Sachs (Maurice), Le Sabbat chap. V :
"Entre ma mère et mon beau-père tout allait mal. Je n'arrivais chez eux que pour les entendre disputer. Une fois même j'intervins, je tendis son chapeau, sa canne, au mari furieux et tremblant il les prit et quitta l'appartement. Pareilles scènes me faisaient une peur terrible. Déjà du vivant de mon grand-père, j'avais entendu quelquefois ces vociférations monstrueuses qui sortent de la bouche des gens policés qui perdent le contrôle d'eux-mêmes. Je ne connais aucun son qui éveille de plus lugubres échos dans l'âme d'un enfant, que lorsque ces hommes, ces femmes, que toute la civilisation nous dit de respecter, se dressent l'un devant l'autre en hurlant
« Putain, putain, tu n'es qu'une putain !
— Et toi un drogué, un maquereau!
— Salope, traînée !
— Et ma dot, hein! avec qui l'as-tu jetée par les fenêtres ?
— Puisque tu n'as plus rien, tu pourras toujours faire le trottoir, cochonne ! »
Ah! pauvres malheureux forcenés, que tout cela était horrible ! Il me semblait à vous entendre que la terre tremblait autour de moi, que le monde tout entier vacillait sur ses bases et que nous nous engouffrions pêle-mêle dans un abîme, vous, moi, les meubles, le téléphone, la vaisselle, l'appartement, la maison, Paris même, que tout sombrait dans vos rugissements d'animaux, au sein des plus abominables immondices. Que j'ai souffert entre vous lorsque j'épiais sur vos visages et dans vos voix la montée de l'orage. Encore une seconde d'accalmie et tout se déchaînerait. J'aurais voulu être Dieu pour pouvoir vous changer en statues de sel et vous immobiliser avant que votre bras armé ne retombe. Mais le plus horrible ce fut un soir que je m'éveillai au son d'une haute et longue plainte qui montait de la chambre voisine. J'allais, claquant des dents, ouvrir la porte pour porter secours. Ce n'était plus la dispute, mais la réconciliation et ce grand cri de l'âme était un cri de plaisir. Cela me fit l'effet d'un affront personnel et d'une honte sans mélange. La fièvre me prit : je grelottai dans mon lit, les index au creux des oreilles pour ne pas entendre le soupir de cette volupté qu'aucun homme ne peut supporter d'entendre passer sur les lèvres de sa mère.
(Ah ! si jamais l'Eglise catholique eut une inspiration merveilleuse, ce fut en instaurant le dogme de la Virginité de la Mère du Christ, car la pureté de sa mère est un mensonge auquel tout homme veut croire.)"
Note : quand je menais un séminaire sur la scène de ménage comme euphémisation de la scène primitive, ce passage m'aurait été précieux…