Walser, L'Homme à tout faire, trad. W. Weideli :
"Dans les forêts, le silence est toujours double. Un vaste anneau d’arbres et de buissons crée un premier silence ; quant au second, plus merveilleux encore, c’est l’endroit que vous-même avez choisi. Dès que le ruisseau se mettait à murmurer, on se croyait pris dans les filets d’une longue et fraîche rêverie, et dès que le regard s’élevait dans la verdure, c’est en pleines pensées argentines et dorées et bienfaisantes qu’on se trouvait installé. Les personnages inventés, empruntés au cercle proche ou lointain de vos connaissances, chuchotaient doucement, ils disaient quelque chose, ou faisaient seulement des signes, pendant que leurs yeux tenaient leur propre langage, intime et profond. Les sentiments, mis à nu, avançaient d’un pas ferme, et les intuitions les plus fines rencontraient une compréhension nostalgique et secrète. Hors du temps et des chemins de la vie, lèvres et pensées s’embrassaient aussitôt qu’elles s’étaient reconnues ; des lèvres jaillissaient bien haut les flammes de la joie, et des pensées montait un chant mélancolique et bienveillant, accordé au ruisseau, aux fourrés, au silence de la forêt. Il suffisait de penser que le soir serait bientôt là, et aussitôt tout paysage, connu ou inconnu, semblait flotter dans une lumière vespérale. La forêt au-dessus du rêveur s’élevait et s’abaissait, et doucement se balançait, et dansait dans ses yeux, et ses yeux, sans effort, dansaient avec elle. Comme c’est beau ici, répéta plusieurs fois Joseph pour lui-même."