mercredi 26 juin 2024

Romains (nourriture)

Romains, Les Hommes de bonne volonté, vol. Le Recours à l'abîme, chap XVII éd. Bouquins t. 2 p. 651 : 

"D'abord je n'irai plus dans le monde, même si l'on m'invite... Et puis ce n’est pas là qu'on mange et qu'on boit à son aise... comme un charretier ! comme un charretier !" Il évoquait un fantôme propitiatoire, mais peu familier, dont il savait mal saisir les contours ; quelque Firmin Gambaroux, debout dans l'auberge, calé par les nourritures, puisant dans la viande, dans le sang des bêtes mangées, dans les fromages gras, dans le vin, de quoi mépriser toutes ces choses imaginaires, dépourvues de substance, comme les honneurs, les titres.

Il appela sa femme, et lui commanda pour midi un menu inaccoutumé : un gigot, avec beaucoup de pommes de terre ; pour commencer, du saucisson chaud à la manière de Lyon, qui lui rappellerait son enfance, du brie, du roquefort, une tarte de boulanger pour finir ; plus une bouteille de vieux bourgogne rouge. Sa femme, trop heureuse de le voir reprendre goût à la vie, retint les objections diverses qui lui venaient.

Il supporta assez bien ce premier repas, aidé qu'il était peut-être par son jeûne antérieur, et par une impression de défi encore toute fraîche. Ce que son corps éprouvait ressemblait moins d'ailleurs à l'ivresse des nourritures qu’à la réplétion. Il se sentait moins traversé par des sucs en surabondance qu’habité par des volumes insolites, et préoccupé d’en venir à bout."