jeudi 25 juin 2020

Flaubert (conversation amoureuse)


[après Balzac et la conversation amoureuse qui tourne à la leçon de technologie et de marketing 
la manière flaubertienne d’insérer un bloc géologico-hydrologico-historique dans une scène tendre, à l’occasion d’un bruit de chute d’eau qui, pour le romancier, exige une explication : un ‘car’ qui entraîne bien loin… ]

Flaubert, L’Éducation sentimentale, II, chap. 5 :
« Alors, elle lui conta l'aridité de son existence, n'ayant personne à voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction ! Elle désirait monter à cheval. 
— Le Vicaire prétend que c'est inconvenant pour une jeune fille ; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me laissait faire tout ce que je voulais ; à présent, rien !" 
— Votre père vous aime, pourtant !
— Oui ; mais…
Et elle poussa un soupir, qui signifiait : « Cela ne suffit pas à mon bonheur. »
Puis, il y eut un silence. Ils n’entendaient que le craquement du sable sous leurs pieds avec le murmure de la chute d’eau ; car la Seine, au-dessus de Nogent, est coupée en deux bras. Celui qui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve ; et, lorsqu’on vient des ponts, on aperçoit, à droite sur l’autre berge, un talus de gazon que domine une maison blanche. À gauche, dans la prairie, des peupliers s’étendent, et l’horizon, en face, est borné par une courbe de la rivière ; elle était plate comme un miroir ; de grands insectes patinaient sur l’eau tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement ; toutes sortes de plantes venues là s’épanouissaient en boutons d’or, laissaient pendre des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s’étalaient ; et un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de l’île, toute la défense du jardin.
En deçà, dans l’intérieur, quatre murs à chaperon d’ardoises enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à la file sur leur couche étroite ; les artichauts, les haricots, les épinards, les carottes et les tomates alternaient jusqu’à un plant d’asperges, qui semblait un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été, sous le Directoire, ce qu’on appelait une folie. Les arbres, depuis lors, avaient démesurément grandi. De la clématite embarrassait les charmilles, les allées étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de statue émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans quelques débris d’ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant la façade s’allongeait une treille à l’italienne, où, sur des piliers en brique, un grillage de bâtons supportait une vigne.
Ils vinrent là-dessous tous les deux, et, comme la lumière tombait par les trous inégaux de la verdure, Frédéric, en parlant à Louise de côté, observait l'ombre des feuilles sur son visage. 
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille terminée par une boule de verre imitant l'émeraude ; et elle portait, malgré son deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire. 
Il s'en aperçut, et l'en complimenta ironiquement. 
— " Ne vous moquez pas de moi ! " reprit-elle. 
Puis, le considérant tout entier, depuis son chapeau de feutre gris jusqu'à ses chaussettes de soie : 
— " Comme vous êtes coquet ! " 
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des ouvrages à lire. Il en nomma plusieurs ; et elle dit : 
— " Oh ! comme vous êtes savant ! "