vendredi 16 août 2019

Valéry (fictions et ordre)


Valéry : Préface aux Lettres Persanes Pléiade 1 p. 508-509 : 
"Une société s'élève de la brutalité jusqu'à l'ordre. Comme la barbarie est l'ère du fait, il est donc nécessaire que l'ère de l'ordre soit l'empire des fictions, - car il n'y a point de puissance capable de fonder l'ordre sur la seule contrainte des corps par les corps. Il y faut des forces fictives. L'ordre exige donc l'action de présence de choses absentes, et résulte de l'équilibre des instincts par les idéaux. Un système fiduciaire ou conventionnel se développe, qui introduit entre les hommes des liaisons et des obstacles imaginaires dont les effets sont bien réels. Ils sont essentiels à la société.
Peu à peu le sacré, le juste, le légal, le décent, le louable et leurs contraires se dessinent dans les esprits et se cristallisent. Le Temple, le Trône, le Tribunal, la Tribune, le Théâtre, monuments de la coordination, et comme les signaux géodésiques de l'ordre, émergent tour à tour. Le Temps lui-même s'orne : les sacrifices, les audiences, les spectacles fixent des heures et des dates collectives. Les rites, les formes, les coutumes, accomplissent le dressage des animaux humains, répriment ou mesurent leurs mouvements immédiats. Les reprises de leurs instincts farouches ou irréductibles se font peu à peu singulières et négligeables. Mais le tout ne subsiste que par la puissance des images et des mots. Il est indispensable à l'ordre qu'un homme se sente sur le point même d'être pendu quand il est sur le point de mériter de l'être. S'il n'accorde un grand crédit à cette image, bientôt tout s'écroule."