Musil, L'Homme sans qualités t. 2 chap. 1, trad. Jaccottet, Le Livre de Poche p. 5 :
"[…] les descriptions que ces hommes et que ces femmes des siècles passés ont laissées de leur naufrage en Dieu […] ils parlent d’un éclat surabondant. D’une étendue infinie, d’un infini royaume de lumière. D’une unité flottante du monde et des pouvoirs de l’âme. D’un élan merveilleux et indescriptible du cœur. De cognitions si rapides que tout y est instantané, et pareilles à des gouttes de feu tombant dans le monde. D’autre part, ils parlent d’un oubli absolu, d’une non-intelligence, même d’une abolition des choses. Ils parlent d’un repos immense, dérobé à toutes les passions. D’un mutisme soudain. D’un effacement des pensées et des intentions. D’un aveuglement dans lequel ils voient clair, d’une clarté dans laquelle ils sont morts et surnaturellement vivants. Ils appellent cela une agonie* et affirment pourtant vivre plus pleinement que jamais : ne sont-ce pas là, encore qu’enveloppées dans l’obscurité flamboyante de l’expression, les sensations mêmes que l’on éprouve aujourd’hui quand par hasard le cœur (avide et rassasié, comme ils disent !) pénètre dans ces régions utopiques qui s’étendent quelque part et nulle part entre une tendresse infinie et une infinie solitude ?"
* [NdT] littéralement : "cessation du devenir", dé-vivre (Entwerden)