Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes (1685) :
[Rembrandt] « Tous ses tableaux sont pleins d'une manière très particulière, et bien différente de celle qui paraît si léchée, dans laquelle tombent d'ordinaire les peintres flamands. Car souvent il ne faisait que donner des coups de pinceau, et coucher ses couleurs fort épaisses, les unes auprès des autres, sans les noyer et les adoucir ensemble. Cependant, comme les goûts sont différents, plusieurs personnes ont fait cas de ses ouvrages. Il est vrai aussi qu'il y a beaucoup d'art, et qu'il a fait de fort belles têtes. Quoique toutes n'aient pas les grâces du pinceau, elles ont beaucoup de force ; et lorsqu'on les regarde d'une distance proportionnée, elles font un très bon effet, et paraissent avec beaucoup de rondeur. [...] Il n'y a pas longtemps qu'on m'en fit voir une, où toutes les teintes sont séparées, et les coups de pinceau marqués d'une épaisseur de couleurs si extraordinaire qu'un visage paraît avoir quelque chose d'affreux, lorsqu'on le regarde un peu de près. Cependant, comme les yeux n'ont pas besoin d'une grande distance pour embrasser un simple portrait, je ne vois pas qu'ils puissent être satisfaits, en voyant des tableaux si peu finis. [...] Il a si bien placé les teintes et les demi-teintes les unes auprès des autres, et si bien entendu les lumières et les ombres, que ce qu'il a peint, d'une manière grossière, et qui même ne semble souvent qu'ébauché, ne laisse pas de réussir lors [...] qu'on n'en est pas trop près. Car, par l'éloignement, les coups de pinceau fortement donnés, et cette épaisseur de couleurs que vous avez remarquée, diminuent à la vue, et, se noyant et se mêlant ensemble, font l'effet qu'on souhaite.
La distance qu'on demande pour bien voir un tableau n'est pas seulement afin que les yeux aient plus d'espace et plus de commodité pour embrasser les objets, et pour les mieux voir ensemble : c'est encore afin qu'il se trouve davantage d'air entre l'œil et l'objet.
[...] Quelque soin qu'on apporte à bien peindre un ouvrage, toutes ses parties étant composées d'une infinité de différentes teintes, qui demeurent toujours en quelque façon distinctes et séparées, ces teintes n'ont garde d'être mêlées ensemble, de la même sorte que sont celles des corps naturels. Il est bien vrai que quand un tableau est peint dans la dernière perfection, il peut être considéré dans une moindre distance ; et il a cet avantage de paraître avec plus de force et de rondeur, comme font ceux du Corrège. [...] La grande union et le mélange des couleurs sert beaucoup à donner aux tableaux plus de force et de vérité, et [...] aussi plus ou moins de distance contribue infiniment à cette union. »