Bouvier, Chronique japonaise, L'île sans mémoire, Gallimard, coll. Quarto p. 650-651 :
"De temps à autre, la conversation - un feu roulant d'obscénités robustes - s'interrompt et chacun se précipite aux fenêtres parce qu'on peut voir dans le marais une grue lisser son plastron, un oiseau d'une élégance et d'une blancheur indicibles posé au milieu des roseaux comme un vase Ming. Apercevoir une grue c'est mille ans de bonheur. Une tortue, dix mille. Quant aux poissons, les rapports ne sont pas si mauvais qu'on le suppose : tous les trois ans, ces colporteurs qui ne se font pas cent francs au mois rendent visite à un temple bouddhique, touchent du front la natte, remettent au bonze dans une enveloppe pliée selon les règles un peu de leur peu d'argent et font célébrer un office pour le repos de ce fretin massacré qui les a fait vivre. Le vieux Mikimoto en faisait autant pour les huîtres perlières auxquelles il devait sa fortune, et, dans les temples de Kyoto, on célèbre chaque année un service pour les aiguilles cassées par les couturières ou pour les blaireaux qui ont donné leurs poils aux pinceaux des calligraphes. Saint Paul dit : 'Dieu se soucie-t-il des boeufs ?' Mais les Japonais vivent dans un monde uni où l'on se soucie même des moules... après les avoir mangées, il est vrai."