jeudi 16 janvier 2020

Céline (banlieue, 3 textes)


Céline, Voyage au bout de la nuit Pléiade p. 94-95  : 
"Avec ma mère, nous fîmes un grand tour dans les rues proches de l’hôpital, une après-midi, à marcher en traînant dans les ébauches des rues qu’il y a par là, des rues aux lampadaires pas encore peints, entre les longues façades suintantes, aux fenêtres bariolées des cent petits chiffons pendants, les chemises des pauvres, à entendre le petit bruit du graillon qui crépite à midi, orage des mauvaises graisses. Dans le grand abandon mou qui entoure la ville, là où le mensonge de son luxe vient suinter et finir en pourriture, la ville montre à qui veut le voir son grand derrière en boîtes à ordures. Il y a des usines qu’on évite en promenant, qui sentent toutes les odeurs, les unes à peine croyables et où l’air d’alentour se refuse à puer davantage. Tout près, moisit la petite fête foraine, entre deux hautes cheminées inégales, ses chevaux de bois dépeint sont trop coûteux pour ceux qui les désirent, pendant des semaines entières souvent, petits morveux rachitiques, attirés, repoussés et retenus à la fois, tous les doigts dans le nez, par leur abandon, la pauvreté et la musique.
Tout se passe en efforts pour éloigner la vérité de ces lieux qui revient pleurer sans cesse sur tout le monde ; on a beau faire, on a beau boire, et du rouge encore, épais comme de l’encre, le ciel reste ce qu’il est là-bas, bien refermé dessus, comme une grande mare pour les fumées de la banlieue."

Céline, Mort à crédit, Pléiade p. 871 : 
"Il regardait au loin, le paysage... Comme ça dans la grande banlieue, surtout devant les lotissements, les cabanes, les gourbis en planches ! Il s’attendrissait... Il lui passait une émotion... Les bicoques, les plus biscornues, les loucheuses, les fissurées, les bancales, tout ça qui crougnotte dans les fanges, qui carambouille dans la gadoue, au bord des cultures... après la route... «Tu vois bien tout ça, Ferdinand, qu’il me les désignait alors, tu vois bien toute cette infection ?» Il décrivait d’un geste énorme... Il embrassait l’horizon... Toute la moche cohue des guitounes, l’église et les cages à poules, le lavoir et les écoles... Toutes les cahutes déglinguées, les croulantes, les grises, les mauves, les réséda... Toutes les croquignoles du platras…"

Céline, Préface de Bezons à travers les âges d’Albert Serouille (Denoël 1944) :
"Pauvre banlieue parisienne, paillasson devant la ville où chacun s’essuie les pieds, crache un bon coup, passe, qui songe à elle ? Personne. Abrutie d’usines, gavée d’épandages, dépecée, en loques, ce n’est plus qu’une terre sans âme, un camp de travail maudit, où le sourire est inutile, la peine perdue, terne la souffrance. Paris "le cœur de la France", quelle chanson ! quelle publicité ! La banlieue tout autour qui crève ! Calvaire à plat permanent, de faim, de travail, et sous bombes, qui s’en soucie ? Personne, bien sûr. Elle est vilaine et voilà tout. Les dernières années n’ont pas arrangé les choses. On s’en doute. Banlieue de hargne toujours vaguement mijotante d’une espèce de révolution que personne ne pousse ni n’achève, malade à mourir toujours et ne mourant pas. Il fallait une plume ardente, le don de vaillance et d’émoi, le talent de haute chronique pour ranimer ces pauvres sites, leurs fantômes, leurs joies évadées, leurs grandeurs, leurs marbres, leurs souffles à méchante haleine.
La banlieue souffre et pas qu’un peu, expie sans foi* le crime de rien. Jamais temps ne furent plus vides. Beau poète celui qui s’enchante de Bretagne ! de Corse ! d’Angoumois ! d’Espérides ! La belle affaire ! Chanter Bezons, voici l’épreuve ! Voici le génie généreux. Attraper le plus rebutant, le plus méprisé, le plus rêche et nous le rendre aimable, attachant, grandiose !"

* on attendrait plutôt « cent fois » ; peut-être un lapsus non-rectifié pour maintenir l'équivoque ?