Pavel (Thomas), La Pensée du roman, chap. 'Le jeu et le rire' :
« En l’absence d’une anecdote bien construite et de personnages énergiques qui la mettent en marche, seuls les sinueux caprices du discours font vivre le texte. Le suspense, dans Tristram Shandy, ne provient pas de la surprise des actions inattendues, mais de celle des tournants imprévus pris par les propos du narrateur. La joie de l’invention linguistique met en échec la logique des événements, et le discours, brimant le récit, prend le dessus. Sautant de l’anglais au latin, de la description au sermon, du récit (toujours interrompu par d’innombrables apartés) aux digressions érudites, le narrateur captive l’attention du lecteur, l’étourdit, l’hypnotise. L’effet est jusqu’à un certain point semblable à celui des romans dans lesquels les caprices de la Fortune persécutent les personnages, sauf qu’ici la tension est causée non pas par le jeu des événements, mais par celui du discours qui les prend en charge et les occulte. La voix du raconteur devient le véritable site de la contingence narrative. [...] Comme chez Rabelais, les flots linguistiques débordent de tous les côtés le noyau du message, réduisant les personnages au rôle de simples prétextes pour les envolées du conteur. »