mardi 17 mars 2020

Starobinski (théâtre)

StarobinskiCritique et principe d'autorité : De Rousseau à Germaine de Staël (Table d’orientation p. 57) : 
"Pour les prédicateurs du XVIIe siècle, rien n'était plus suspect que le mouvement par lequel un spectateur s'identifiait aux personnages de la tragédie, ou par lequel un lecteur se laissait entraîner à partager les sentiments des héros de roman. Dès qu'elle exerçait sa séduction jusqu'à livrer les âmes à la tyrannie de la passion, la littérature cessait d'être un divertissement sans conséquence. En invitant les individus à se confondre avec des créatures imaginaires, à éprouver leurs désirs et leurs tourments, elle n'était pas coupable seulement de favoriser le péché de concupiscence ou le péché d'orgueil, elle devenait la concurrente de la religion ; elle proposait une contrefaçon mondaine de l'acte de dévotion, et substituait au seul objet légitime (Dieu, le Christ en croix) des appâts spécieux. Le spectateur, le lecteur, transportés hors d'eux-mêmes, se perdaient dans la passion des héros fictifs, tandis qu'en participant à la Passion du Christ ils se seraient remis en mains sûres. Il fallait les détourner de poursuivre le simulacre d'un bonheur que seul le ciel pouvait assurer. En critiquant la comédie et les romans, Bossuet, Nicole, Bourdaloue dénonçaient une forme d'idolâtrie, une infidélité à la seule autorité qu'il convenait de reconnaître. Le danger de la littérature, à leurs yeux, loin de tenir à sa seule frivolité, résidait encore bien davantage dans l'intensité de sa fascination, dans l'arrachement à soi et aux devoirs quotidiens qui allait jusqu'à parodier le dégoût du monde éprouvé par les âmes mystiques*.

* Nicole écrit, pour blâmer les partisans de la comédie : «On ne considère pas que la vie chrétienne doit être non seulement une imitation, mais une continuation de la vie de Jésus-Christ, puisque c'est son esprit qui doit agir en eux, et imprimer dans leurs œuvres les mêmes sentiments qu'il a imprimés dans celui de Jésus-Christ. Si l'on regardait la vie chrétienne par ces vues, on connaîtrait aussitôt combien la comédie y est opposée.» (Œuvres Philosophiques et Morales de Nicole, Paris, 1845, p. 451)"