Stravinski, Chroniques de ma vie p. 11-12 :
« Une des premières impressions sonores dont je me souvienne peut paraître assez bizarre. C'était à la campagne, où mes parents passaient les étés avec leurs enfants, comme le faisaient la majorité des gens de leur classe. Un paysan énorme assis sur un bout de tronc d'arbre. Une odeur pénétrante de résine et de bois coupé flatte les narines. Le paysan n'est vêtu que d'une courte chemise rouge. Ses jambes aux poils roux sont nues, aux pieds il a des sandales d'écorce. Sur la tête, une forte chevelure, épaisse et rousse comme sa barbe, pas un cheveu blanc - et c'était un vieillard. Il était muet, mais claquait très bruyamment de la langue et les enfants avaient peur de lui. Moi aussi. Pourtant, la curiosité prenait le dessus. On s'approchait de lui, et alors, pour amuser les enfants, il se mettait à chanter. Ce chant - c'était deux syllabes, les seules qu'il pouvait prononcer, dénuées de tout sens, mais qu'il faisait alterner avec une dextérité incroyable dans un mouvement très vif. Il accompagnait ce gloussement de la façon suivante ; il collait la paume de sa main droite sous l'aisselle gauche, puis, d'un geste rapide, faisait mouvoir le bras gauche en l'appuyant sur la main droite. Il faisait ainsi sortir de sous sa chemise une suite de sons assez suspects, mais bien rythmés et que par euphémisme on pouvait qualifier de "baisers de nourrice". Cela m'amusait follement et, à la maison, je me mettais à imiter cette musique avec beaucoup de zèle. Tant et si bien qu'on me défendit de me servir d'un accompagnement aussi indécent. »