Perfide Chap. XIX :
« Constantin Sokolonoff attirait tout Paris par sa façon si personnelle et si profondément perturbante de diriger son orchestre. Il conduisait sans baguette, les mains derrière le dos. Penché en avant, il braquait sur les exécutants un regard lourd, chargé d’effluves. Un frémissement du sourcil, un mouvement imperceptible des ailes du nez, un coup d’œil sévère ou tendre, ces variations imposaient à sa musique une modulation remarquable. Vu de dos, le Russe était une sorte de noceur qui vomit ou de maître d’hôtel qui hume un poisson peu frais. »
Perfide Chap. V : [1949 ; la femme du président du Conseil]
« Mélangeant, à l’aide d’une brosse à cheveux du blanc d’œuf et de la Chartreuse, madame Melba se demandait avec perplexité qui pouvait bien être le père de son fils. Les années trente-deux et trente-trois n’avaient pas été beaucoup plus agitées pour elle que les suivantes. Décidément ce coquetelle avait une mine de papier mâché, elle versa du cherry dans la carafe. En trente-deux, elle venait d’épouser le président Melba, elle avait dix-huit ans, peu d’idées sur l’amour, sinon qu’il ne se passe pas d’une Hispano-Suiza et d’un séducteur aux yeux noirs pailletés d’or. Ce séducteur, elle l’avait cherché du regard. Cette fois-ci le mélange ressemblait à de la pâte dentifrice. Elle saisit du whisky, des tomates, des bananes et du jus d’orange, précipita le tout et s’aida d’un peigne car la brosse à cheveux n’en pouvait plus. Mon Dieu, ce n’était tout de même pas ce boucher langoureux qui se coupait les doigts avec sa hachette pour la regarder passer. Ni cet intellectuel bulgare, un peu scrofuleux, mais si profondément pathétique. Elle goûta son breuvage. « Comme c’est mauvais, dit-elle en battant des mains, c’est un vrai coquetelle ! » Puis elle fit une grimace charmante. (Il y a un Dieu caché partout. D’un sale mélange, il sait tirer un visage adorable.) Elle décida de se conduire comme ces peintres, fâchés de leur œuvre, mais désireux d’économiser la toile, qui recouvrent ce qu’ils viennent de peindre de couleurs toutes différentes, installant une femme nue sur l’ébauche d’un intérieur hollandais. Aussi mit-elle du gin en abondance, du cognac et du sucre. Ce serait la teinte de fond. Elle pêcha quelques morceaux de tomates qui se débattaient encore, but une gorgée. C’était bien meilleur. Courage ! pensa-t-elle. »