Bergson, Matière et mémoire :
"Quand un corps étranger touche un des prolongements de l'amibe, ce prolongement se rétracte ; chaque partie de la masse protoplasmique est donc également capable de recevoir l'excitation et de réagir contre elle ; perception et mouvement se confondent ici en une propriété unique qui est la contractilité. Mais à mesure que l'organisme se complique, le travail se divise, les fonctions se différencient, et les éléments anatomiques ainsi constitués aliènent leur indépendance. Dans un organisme tel que le nôtre, les fibres dites sensitives sont exclusivement chargées de transmettre des excitations à une région centrale d'où l'ébranlement se propagera à des éléments moteurs. Il semble donc qu'elles aient renoncé à l'action individuelle pour concourir, en qualité de sentinelles avancées, aux évolutions du corps tout entier. Mais elles n'en demeurent pas moins exposées, isolément, aux mêmes causes de destruction qui menacent l'organisme dans son ensemble : et tandis que cet organisme a la faculté de se mouvoir pour échapper au danger ou pour réparer ses pertes, l'élément sensitif conserve l'immobilité relative à laquelle la division du travail le condamne. Ainsi naît la douleur, laquelle n'est point autre chose, selon nous, qu'un effort de l'élément lésé pour remettre les choses en place, une espèce de tendance motrice sur un nerf sensible. Toute douleur doit donc consister dans un effort, et dans un effort impuissant. Toute douleur est un effort local, et c'est cet isolement même de l'effort qui est cause de son impuissance, parce que l'organisme, en raison de la solidarité de ses parties, n'est plus apte qu'aux effets d'ensemble. C'est aussi parce que l'effort est local que la douleur est absolument disproportionnée au danger couru par l'être vivant : le danger peut être mortel et la douleur légère ; la douleur peut être insupportable (comme celle d'un mal de dents) et le péril insignifiant."