Musil, Les Désarrois de l’élève Törless, trad. Jaccottet :
"Tout à ses pensées, Törless était allé se promener dans le parc. C’était le milieu du jour, et le soleil d’arrière-automne déposait de pâles souvenirs sur les pelouses et les allées. Trop agité pour songer à une longue promenade, Törless se contenta de tourner à l’angle du bâtiment ; là,
au pied du mur latéral, presque aveugle, bruissait une herbe couleur de cendre ; il s’y coucha. Au-dessus de lui le ciel se déployait tout entier de ce bleu passé, douloureux, qui est particulier à l’automne, et de petits nuages en forme de boules blanches couraient dessus.
Törless, étendu sur le dos, clignait des yeux, rêveur, le regard perdu entre les couronnes bientôt dépouillées de deux arbres qui s’élevaient devant lui. […]
Soudain, et il lui sembla que c’était la première fois de sa vie, il prit conscience de la hauteur du ciel.
Il en fut presque effrayé. Juste au-dessus de lui, entre les nuages, brillait un petit trou insondable.
Il lui sembla qu’on aurait dû pouvoir, avec une longue, longue échelle, monter jusqu’à ce trou. Mais plus il pénétrait loin dans la hauteur, plus il s’élevait sur les ailes de son regard, plus le fond bleu et brillant reculait. Il n’en semblait pas moins indispensable de l’atteindre une fois, de le saisir et de le fixer des yeux. Ce désir prenait une intensité torturante."