Céline, à Simone Saintu, 14 juillet 1916, Cahiers Céline 4 :
[les petits défauts de graphie sont maintenus]
« Le soir, surtout, lorsque sous la grande voute des branches, j'ai fait mon campement que tous mes porteurs dorment, que je fais cuire mon morceau de singe* journalier, sur un petit feu récalcitrant de bois humide, que pour une raison ou une autre, je suis morose une sorte de pudeur craintive m'envahit, j'ai peur dans la grande caverne que forment les arbres, je cherche en vain les étoiles, les mille cris d'animaux que l'écho grossit encore me semblent protester contre ma présence.
Et je vous confesse que dans ces moments là j'évite de heurter avec mon unique cuiller les parois de mon unique casserole, de peur de faire du bruit.
Alors je me laisse aller tout doucement à des réflexions mélancoliques sur mon état vagabond... mais j'évoque aussitôt le plat tableau du confort européen, de la vie mièvre, ordonnée, mesurée, pesée, compassée, commentée des gens de là bas, étroits, tracassiers, prétentieux mesquins, et mon ennui disparaît, je me sens libéré de l'angoisse, protégé de tout cela par ma grande solitude –
Et si quelqu'un pouvait m'observer il me verrait redoubler d'attention envers mon petit feu, humide et récalcitrant, qui cuit péniblement, un morceau de singe coriace, dans mon unique casserole »
* l'éditeur précise qu'il s'agit de corned-beef, ce qui est probable ; mais la situation prête vraiment à équivoque, ainsi que la précision 'coriace'...
une carte à la même correspondante :
"Chèr[e] Simone – Rien d'aussi peu attrayant qu'une ville africaine – nauséabond malsain, chaud noir, humide – / antichambre de l'Enfer / Sinc. Amitié / Louis –"