Valéry, Préambule [1928], in Souvenirs et réflexions p. 151 :
"Plusieurs, donc, quoique assez peu nombreux ne se résignent pas à n'être que des favorisés par la nature d'un certain don sans cause. Ils ne consentent pas sans ennui et sans résistance que des accès et des voluptés d'une espèce si relevée ne s'achèvent et ne se résolvent dans la contemplation intellectuelle.
Loin d'opposer à la poésie les opérations nettes et distinctes de l'esprit, ces opiniâtres prétendent que l'ambition d'analyser et de chercher à concevoir la vertu poétique, outre qu'elle est en soi conforme à la tendance générale de notre volonté d'intelligence et qu'elle exerce la plénitude de notre fonction de compréhension, est d'ailleurs essentielle à la dignité de la muse, - ou plutôt de toutes les muses, car je parle à présent de toutes nos puissances d'inventions idéales en général.
En effet, si sensuelle et si passionnée que puisse être la poésie, tout inséparable qu'elle est de certains ravissements, et quoiqu'elle s'avance par moments jusqu'au désordre, il est facile de montrer qu'elle se raccorde cependant aux plus précises facultés de l'intelligence, car si elle est dans son principe une sorte d'émotion, elle est un genre singulier d'émotion qui veut se créer des figures. Le mystique et l'amant peuvent demeurer dans l'ineffable ; mais la contemplation ou les transports du poète tendent à se former une expression exacte et durable dans l'univers réel."