Custine, La Russie en 1839, incipit, lettre 1 (5 juin 1839) :
"Ems, ce 5 juin 1839.
J'ai commencé hier mon voyage en Russie : le grand-duc héréditaire est arrivé à Ems, précédé de dix ou douze voitures et suivi d'une cour nombreuse.
Ce qui m'a frappé dès le premier abord, en voyant les courtisans russes à l'œuvre, c'est qu'ils font leur métier de grands seigneurs avec une soumission extraordinaire ; c'est une espèce d'esclaves supérieurs. Mais aussitôt que le prince a disparu, ils reprennent un ton dégagé, des manières décidées, des airs délibérés, qui contrastent d'une façon peu agréable avec la complète abnégation d'eux-mêmes qu'ils affectaient l'instant d'auparavant ; en un mot il régnait dans toute cette suite de l'héritier du trône impérial une habitude de domesticité dont les maîtres n'étaient pas plus exempts que les valets. Ce n'était pas simplement de l'étiquette, comme celle qui gouverne les autres cours où le respect officiel, l'importance de la charge plus que celle de la personne, le rôle obligé enfin, produisent l'ennui et quelquefois le ridicule ; c'était plus que cela ; c'était de la servilité gratuite et involontaire qui n'excluait pas l'arrogance ; il me semblait leur entendre dire : «Puisque cela ne peut pas être autrement, j'en suis bien aise.» Ce mélange d'orgueil et d'humiliation m'a déplu et ne m'a nullement prévenu en faveur du pays que je vais parcourir."