jeudi 2 mai 2024

Maupassant (fête)

Maupassant,  Le Père Amable III :

Ce dimanche-là, c'était la fête du village, la fête annuelle et patronale qu'on nomme assemblée, en Normandie.

Depuis huit jours on voyait venir par les routes, au pas lent de rosses grises ou rougeâtres, les voitures foraines où gîtent les familles ambulantes des coureurs de foires, directeurs de loteries, de tirs, de jeux divers, ou montreurs de curiosités que les paysans appellent «Faiseux vé de quoi».

Les carrioles sales, aux rideaux flottants, accompagnées d'un chien triste, allant, tête basse, entre les roues, s'étaient arrêtées l'une après l'autre sur la place de la mairie. Puis une tente s'était dressée devant chaque demeure voyageuse, et dans cette tente on apercevait par les trous de la toile des choses luisantes qui surexcitaient l'envie et la curiosité des gamins.

Dès le matin de la fête, toutes les baraques s'étaient ouvertes, étalant leurs splendeurs de verre et de porcelaine ; et les paysans, en allant à la messe, regardaient déjà d'un œil candide et satisfait ces boutiques modestes qu'ils revoyaient pourtant chaque année.

Dès le commencement de l'après-midi, il y eut foule sur la place. De tous les villages voisins les fermiers arrivaient, secoués avec leurs femmes et leurs enfants dans les chars-à-bancs à deux roues qui sonnaient la ferraille en oscillant comme des bascules. On avait dételé chez des amis ; et les cours des fermes étaient pleines d'étranges guimbardes grises, hautes, maigres, crochues, pareilles aux animaux à longues pattes du fond des mers.

Et chaque famille, les mioches devant, les grands derrière, s'en venait à l'assemblée à pas tranquilles, la mine souriante, et les mains ouvertes, de grosses mains rouges, osseuses, accoutumées au travail et qui semblaient gênées de leur repos.

Un faiseur de tours jouait du clairon ; l'orgue de barbarie des chevaux de bois égrenait dans l'air ses notes pleurardes et sautillantes ; la roue des loteries grinçait comme les étoffes qu'on déchire ; les coups de carabine claquaient de seconde en seconde. 

Et la foule lente passait mollement devant les baraques à la façon d'une pâte qui coule, avec des remous de troupeau, des maladresses de bêtes pesantes, sorties par hasard.

Les filles, se tenant par le bras par rangs de six ou huit, piaillaient des chansons ; les gars les suivaient en rigolant, la casquette sur l'oreille et la blouse raidie par l'empois, gonflée comme un ballon bleu."