Tocqueville, Souvenirs chap. V :
"Nos Français, surtout à Paris, mêlent volontiers les souvenirs de la littérature et du théâtre à leurs manifestations les plus sérieuses ; cela fait souvent croire que les sentiments qu’ils montrent sont faux, tandis qu’ils ne sont que maladroitement ornés. Ici, l’imitation fut si visible que la terrible originalité des faits en demeurait cachée. C’était le temps où toutes les imaginations étaient barbouillées par les grosses couleurs que Lamartine venait de répandre sur ses Girondins. Les hommes de la première révolution étaient vivants dans tous les esprits, leurs actes et leurs mots présents à toutes les mémoires. Tout ce que je vis ce jour-là porta la visible empreinte de ces souvenirs ; il me semblait toujours qu’on fût occupé à jouer la Révolution française plus encore qu’à la continuer.
Malgré la présence des sabres nus, des baïonnettes et des mousquets, je ne pus me persuader un seul moment non seulement que je fusse en danger de mort, mais que personne le fût, et je crois sincèrement que personne ne l'était en effet. Les haines sanguinaires ne vinrent que plus tard ; elles n'avaient pas eu le temps de naître ; l'esprit particulier qui devait caractériser la révolution de Février ne se montrait point encore. On cherchait, en attendant, à se réchauffer aux passions de nos pères, sans pouvoir y parvenir ; on imitait leurs gestes et leurs poses tels qu'on les avait vus sur le théâtre, ne pouvant imiter leur enthousiasme ou ressentir leur fureur. C'était la tradition d'actes violents suivie, sans être bien comprise, par des cœurs refroidis. Quoique je visse bien que le dénouement de la pièce serait terrible, je ne pus jamais prendre très au sérieux les acteurs ; et le tout me parut une mauvaise tragédie jouée par des histrions de province."