Pessoa, Le Livre de l’Intranquillité § 122 (trad. Laye) :
« Plus nous avançons dans la vie, et plus nous nous convainquons de deux vérités qui, cependant, se contredisent. L'une est que, face à la réalité de la vie, on voit pâlir toutes les fictions de l'art et de la littérature. Elles procurent, c'est certain, un plaisir plus noble que ceux de la vie réelle ; malgré tout, elles sont comme les rêves au cours desquels nous éprouvons des sentiments qu'on n'éprouve pas dans la vie, et nous voyons se conjuguer des formes qui, dans la vie, ne sauraient se rencontrer ; elles sont malgré tout des rêves, dont on s'éveille et qui ne nous laissent ni ces souvenirs, ni ces regrets qui pourraient nous faire vivre ensuite une seconde vie.
L'autre idée est que, puisque toute âme noble aspire à parcourir la vie en son entier, à faire l'expérience de toutes les choses, de tous les lieux et de tous les sentiments susceptibles d'être vécus, et comme cela est impossible - alors la vie en sa totalité ne peut être vécue que subjectivement, et n'être vécue dans toute sa substance qu'à travers sa propre négation.
Ces deux vérités sont irréductibles l'une à l'autre. Le sage s'abstiendra de vouloir les conjuguer, tout autant que de rejeter l'une ou l'autre. Il lui faudra cependant en choisir une, tout en regrettant celle qu'il n'aura pas choisie ; ou les rejeter toutes deux, en s'élevant au-dessus de lui-même jusqu'à un nirvana privé.
Heureux celui qui ne demande pas plus à la vie qu'elle ne lui donne spontanément, et qui suit l'exemple donné par l'instinct des chats, qui recherchent le soleil quand il fait soleil et, en l'absence de soleil, la chaleur, où qu'elle se trouve. Heureux celui qui renonce à sa personnalité pour son imagination, et qui fait ses délices du spectacle de la vie des autres, en vivant, non pas toutes les impressions, mais leur représentation tout extérieure. »