Goncourt, Journal, 8 septembre 1860, éd. Bouquins t. 1 p. 605 :
"Battant les rues, cette nuit, nous rencontrons deux jeunes filles, portant ces chapeaux qu’on voit dans les estampes à l’aquateinte d’après Lawrence, ces grands chapeaux d’où pend une dentelle noire, dont les pois semblent faire danser sur la figure des femmes des grains de beauté… Nous nous attablons avec elles, dans un jardin de café, et leur offrons une glace, un fruit, n’importe quoi. Ces deux jeunes filles toutes blondes, au bleu sourire des yeux, et dont l’une a le type angélique d’une vierge de Memling, se font apporter deux côtelettes de veau… « Elles ont leurs mères, » disent-elles, et nous voici dans un gasthaus d’un faubourg de Berlin, ténébreux comme la caverne de Gil Blas, et verrouillé de serrureries et de ferronneries comme un vieux burg, et servis par un garçon considérant ces femmes avec l’air à la fois niais, cocasse et sensuel de Pierrot, regardant, par une fente, l’intérieur d’une école de natation de femmes… Chez la jeune fille au type de Memling, les yeux dans le plaisir, au lieu de se voiler et de mourir, vous regardent comme des yeux de rêve. C’est une clarté, une lucidité étrange, un regard somnambulesque et extatique, quelque chose d’une agonie de bienheureuse qui contemplerait je ne sais quoi au delà de la vie. Ce regard singulier et adorable n’est pas une lueur, ni une caresse, il est une paix, une sérénité. Il a un ravissement mort et comme une pâmoison mystique.
J’ai possédé dans ce regard toutes les vierges des primitifs allemands."