Debray (Régis), Éclats de rire [2021] :
"Pas d’action collective capable de faire l’histoire sans quelque illusion lyrique et donc motrice. Comment prendre au sérieux, dans nos affaires pendantes, des comptables qui alignent des chiffres sans faire monter à nos lèvres aucun chant, La Marseillaise, L’Internationale, Le Chant des partisans, le Quinto regimiento ou Salve Regina ? Qui n’émeut pas, avec un rythme ou un refrain, ne met rien en mouvement. Problème : ce qui ne chante pas, a cappella ou en chœur, ne tire pas à conséquence dans notre histoire, mais ce qui ébranle et fait vibrer conduit assez souvent dans le mur. Raymond Aron a raisonné sans résonner au fond des cœurs. Aragon a résonné au fond de nous – Léo Ferré et Jean Ferrat aidant – en défiant la raison. Rien dans l’ordre collectif ne se fait sans lyrisme, et le lyrisme à lui seul – voir les Chœurs de l’Armée rouge – peut couvrir des catastrophes. De l’enchanteur qui donne de l’allant au rabat-joie qui coupe les jambes, force est de choisir entre les inconvénients. Il se fait finalement à la longue dans une société, comme en chacun de nous, un va-et-vient entre une poétique qui égare en nous soulevant de terre et un prosaïsme qui nous ramène à terre en faisant déchanter. Comme une alternance qu’on peut dire, tout compte fait, assez bénéfique, quoique assez dure à vivre sur le moment."