Goncourt, L’Art du XVIII° siècle, § La Tour :
"Rompant avec la tradition française des Rigaud et des Largillière, abandonnant les allégories flottantes, les pans de rideaux nobles, les colonnades pompeuses, les fonds tragiques et vagues inventés pour être l'atrium banal de tous les portraits solennels, La Tour ose cette révolution de mettre la personne qu'il représente dans le cadre de sa vie, dans le milieu de ses habitudes et le décor de son rôle. Pour compléter la physionomie d'un portrait, il songe à peindre autour du personnage la physionomie de ses entours et ce qu'il y a de son caractère dans les choses autour de lui. De même qu'il a représenté le président de Rieux au milieu de l'opulence du magistrat, il représente la favorite dans un appartement tout rempli d'elle, où vivent ses goûts, où sont ses livres, ses meubles, ses gravures, le charme et l'excuse de son règne. Dans ce mobilier, ces accessoires qui ne semblent qu'accompagner cette figure de la Pompadour, l'amour de l'art et la liberté d'idées qui circulent parmi les objets autour d'elle, le grand et nouveau portraitiste a visiblement cherché à mettre la célébration, l'apothéose des pensées, des occupations, de l'esprit et de l'âme de celle que Voltaire pleurera comme un philosophe.
[…] Le peintre à la mode use et abuse de la mode. Nul peintre n'a imposé comme lui à son siècle la tyrannie de l'artiste et le bon plaisir du talent. Il faudra que le Roi, dont il est le locataire et le pensionnaire, subisse ses impertinences, pour avoir son portrait de sa main. Le portraitiste n'achève pas les pastels des filles du Roi, de Mesdames de France, pour les punir de rendez-vous manqués. La Dauphine ne peut obtenir le sien, parce qu'elle a eu l'imprudence de vouloir changer l'endroit des séances, Fontainebleau, dont on était convenu, pour Versailles. Mon talent est à moi, disait fièrement La Tour. Avec les plus grandes dames, il faisait ses conditions, des espèces de traités ; et manquait-on à la plus petite des clauses, il ne revenait plus ; rien ne le ramenait, le portrait restait là. Consentait-il à les peindre, il était le maître absolu de la pose, des traits, du teint du modèle, et vengeait durement les portraitistes du siècle, du supplice d'obéir à toutes les exigences contemporaines de la femme qui se faisait peindre."