mercredi 27 mai 2020

Giono (contorsions)


GionoQue ma joie demeure  (1935) :
« L’homme s’est couché sur le tapis. Il a respiré puis il a rejeté l’air, il s’est longuement vidé. Ça n’est plus une respiration d’homme. Il a relevé la jambe. Il a passé sa jambe sur sa tête. C’était la jambe droite. Il a relevé la jambe gauche, il l’a passée sur sa tête. Il marche sur les mains. Il se dénoue mais c’est pour enrouler cette fois sa jambe droite autour de son cou. Puis l’autre. Il n’a plus de jambe. Il marche toujours sur les mains. Il se laisse tomber sur le côté. Il enroule le bras droit par dessus les jambes, puis le bras gauche. C’est une boule. Il roule sur le tapis comme une boule. Le menton est en bas et on voit cette boule qui a un visage, puis le front est en bas et c’est encore un visage si on veut, mais terrible, un visage où tout repose sur le front, où les yeux mangent, où le nez respire à l’envers, où la bouche voit de son gros oeil unique et tout le commandement est dans le menton. Puis il tourne, se dénoue, se redresse.
C’est l’homme, debout, bras et jambes, oeil et bouche, tout ordinaire.

Giono, Présentation de Pan :
« Un jour qu'il était à bêcher sans entrain, à se baisser, se redresser, avec son poids de terre, il a eu soudain comme la révélation. II a lâché l'outil ; il a encore une fois plié son torse, mais plus complètement, jusqu'à mettre sa tête plus bas que ses genoux, puis il a engagé sa tête dans le delta de ses jambes ouvertes, il y a engagé ses bras, il a poussé, il a tendu toute sa volonté, il a senti craquer ses muscles et, perdant l'équilibre, il s'est affalé sur sa terre. Mais, dans ce court instant, il a trouvé sa route. […]  
- Et puis c'est une consolation.  
- Une consolation ? Comment, et de quoi ?   
- De quoi ? D'être toujours là dans ce pays, planté comme un arbre, de toujours voir le rocher de Volx, l'eau du Largue, de savoir le ton de sa vie depuis le commencement jusqu'à la fin, de pouvoir dire que, tant que la vie dure, on sera toujours le même, de tourner dans un petit rond comme le mulet sur l'aire, d'avoir sa mort toute prête devant les yeux, comme si on y était. Je vous dis bien : c'est une consolation. 
[…] Avant je ne savais même pas que c'était beau par ici.[…] Je savais tailler la vigne et l'olivier, je savais le poids de la récolte rien qu'à regarder le dessus du champ de pommes de terre. Je savais trier la graine ; je ne savais pas que c'était beau. D'un coup, il m'a semblé que j'avais changé de pays. Vous n'avez jamais regardé avec votre tête entre les jambes ? Non ? Eh bien, vous avez tort. Moi, le jour où je suis arrivé à mettre mon cou sous mon genou (c'était ici une après-midi, là, dans ce coin, je me souviens), j'ai vu toutes les choses avec une autre allure. Ça avait changé. […] Tout ça, je l'ai vu seulement du jour où j'ai pu mettre mon cou sous mon genou. Je l'ai vu avec ma tête entre les jambes. Je ne sais même pas si ça existait avant. »