Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, V : L'art mnémonique :
« Quand un véritable artiste en est venu à l’exécution définitive de son œuvre, le modèle lui serait plutôt un embarras qu’un secours. Il arrive même que des hommes tels que Daumier et M. G. [Constantin Guys], accoutumés dès longtemps à exercer leur mémoire et à la remplir d’images, trouvent devant le modèle et la multiplicité de détails qu’il comporte, leur faculté principale troublée et comme paralysée.
Il s’établit alors un duel entre la volonté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l’habitude d’absorber vivement la couleur générale et la silhouette, l’arabesque du contour. Un artiste ayant le sentiment parfait de la forme, mais accoutumé à exercer surtout sa mémoire et son imagination, se trouve alors comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent justice avec la furie d’une foule amoureuse d’égalité absolue. Toute justice se trouve forcément violée; toute harmonie détruite, sacrifiée ; mainte trivialité devient énorme ; mainte petitesse, usurpatrice. Plus l’artiste se penche avec impartialité vers le détail, plus l’anarchie augmente. Qu’il soit myope ou presbyte, toute hiérarchie et toute subordination disparaissent. C’est un accident qui se présente souvent dans les œuvres d’un de nos peintres les plus en vogue, dont les défauts d’ailleurs sont si bien appropriés aux défauts de la foule, qu’ils ont singulièrement servi sa popularité. »