Blixen, La Ferme africaine I, chap. La ferme du Ngong :
« Au cours de mes safaris j’ai vu un troupeau de buffles de cent vingt-deux bêtes surgir du brouillard matinal sur un horizon cuivré comme si ces bêtes massives et grises, aux cornes horizontales et compliquées, étaient sorties du néant dans le but désintéressé d’enchanter mes yeux. J’ai vu toute une troupe d’éléphants en marche dans la forêt vierge, une forêt si épaisse, qu’il n’y filtrait que des éclaboussures de lumière. Les grandes bêtes avançaient comme si un rendez-vous les eût appelées au bout du monde. On eût dit la bordure gigantesque d’un vieux tapis persan, infiniment précieux, dans des tons d’or, de vert et de brun. J’ai regardé à plusieurs reprises des girafes se déplacer dans la plaine avec leur grâce particulière et inimitable, une grâce en quelque sorte végétale. Ce n’était pas à des bêtes que l’on pensait en les voyant, mais à des plantes rares et tachetées, à des fleurs géantes aux longues tiges. J’ai suivi certain jour deux rhinocéros dans leur promenade à l’aube, ils reniflaient l’air matinal, et soufflaient bruyamment ; on eût dit de grands blocs mal équarris qui se seraient animés soudainement pour jouer dans l’herbe haute de la vallée. Un matin, avant que le soleil se levât, j’ai vu un lion, bête royale et magnifique. Il traversait la plaine grise pour gagner sa tanière, traînant encore après lui une proie à demi dévorée qui se détachait comme un sillage sombre sur l’herbe argentée par la lune ; il avait la gueule toute barbouillée de sang jusqu’aux oreilles. Je l’ai surpris encore à l’heure de la sieste, il reposait sur l’herbe rase entouré de sa famille à l’ombre printanière des acacias dans son parc africain. »
revoir :