Valéry, Degas Danse Dessin, Pléiade t. 2 p. 1194-1195 :
« Je pensais parfois à l'informe. Il y a des choses, des taches, des masses, des contours, des volumes, qui n'ont, en quelque sorte, qu'une existence de fait : elles ne sont que perçues par nous, mais non sues ; nous ne pouvons les réduire à une loi unique, déduire leur tout de l'analyse d'une de leurs parties, les reconstruire par des opérations raisonnées. Nous pouvons les modifier très librement. [...] Je suppose que nous voulions dessiner une de ces choses informes, mais de celles où l'on puisse cependant reconnaître quelque solidarité de leurs parties. Je jette sur une table un mouchoir que j'ai froissé. Cet objet ne ressemble à rien. [...] Il n'y a point de cliché ou de souvenir qui permette de diriger le travail, comme on le fait quand on dessine une figure d'arbre, d'homme ou d'animal qui se divisent en portions bien connues. C'est ici que l'artiste peut exercer son intelligence, et que l’œil doit trouver, par ses mouvements sur ce qu'il voit, les chemins du crayon sur le papier, comme un aveugle doit, en la palpant, accumuler les éléments de contact d'une forme, et acquérir point par point la connaissance et l'unité d'un solide très régulier.
Cet exercice par l'informe enseigne, entre autres choses, à ne pas confondre ce que l'on croit voir avec ce que l'on voit. Il y a une sorte de construction dans la vision, dont nous sommes dispensés par l'accoutumance. Nous devinons ou prévoyons, en général, plus que nous ne voyons, et les impressions de l'oeil sont pour nous des signes, et non des présences singulières, antérieures à tous les arrangements, les résumés, les raccourcis, les substitutions immédiates, que l'éducation première nous a inculqués. »