Queneau, Loin de Rueil, 1944, p. 144 :
"Quelquefois je me représente à moi-même en train d'être disséqué.
— C’est gai.
— En dehors de ça j'ai l'habitude de penser à ma mort tous les soirs en me couchant. Je m'allonge dans mon lit, je tire les draps sur la figure, c'est le linceul, et puis ensuite ça y est, je suis mort, je me mets à pourrir, à puer, les vers commencent à me ravager, je me putréfie, je me liquéfie, je me résorbe, il ne reste plus que mon squelette, puis mes os s'effritent et ma poussière enfin se disperse. Tous les soirs.
— Tu ne pourrais pas penser à autre chose ?
— Oh si, facilement, mais ça c'est parce que je le veux. Je veux réduire mon orgueil. Si je ne le réduisais pas ainsi je me croirais immortel. Tu n'as pas remarqué comme on se sent immortel quand on n'y pense pas ?
— Peut-être bien.
— Tandis que moi tu comprends j'ai horreur de la vanité. Alors je m'humilie.
— Tu as l'air assez content de toi.
— Hélas ! Comme tu as raison ! On n'en finit pas. On n'en sort jamais. […]
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).