Dukas, La Revue hebdomadaire, mai 1901 :
"Mozart, et c'est en quoi il apparaîtrait, parmi les compositeurs, comme un prodige unique, si Bach n'existait pas, n'est jamais sorti de l'expression musicale ; tout ce qu'il éprouvait se transformait naturellement en musique sans que jamais on ressente, à l'entendre, l'impression qu'il ait cherché, d'un sentiment quelconque, une traduction pour l'énoncé de laquelle il ait dû faire subir à sa musique la plus légère déformation ; ce n'est que depuis Beethoven que la musique a pris en général cet aspect de traduction de l'ordre psychologique dans l'ordre musical; on pourrait même affirmer que la majeure partie du plaisir que l'auditeur d'aujourd'hui prend à la musique, lui est fournie par l'impression de la lutte que le compositeur doit engager pour parvenir à exprimer musicalement des phénomènes intérieurs de plus en plus compliqués. De là ces heurts, ces explosions soudaines, ces déchirements, et toutes ces étranges beautés que l'on se plaît à considérer comme les caractéristiques de l'art d'à présent. Envisagés au point de vue de la musique absolue, ils ne peuvent apparaître que comme des signes évidents de dégénérescence.
[...] L'euphonie de Mozart, sa grâce ailée, ce que son art contient de cadencé et de périodique, voilà qui, j'en ai peur, est à jamais aboli pour nous. Nous pouvons nous réfugier dans l’œuvre de Mozart comme dans un Eden oublié. Il ne semble pas que nous puissions nous y établir à demeure ; le refuge est pourtant délicieux. On conçoit que, lassés des outrances et des excès de l’art d’à présent, choqués de ses éclats souvent cruels, de son apparat parfois grossier et de cette atmosphère de tremblement de terre qu’il fait flotter autour de lui, d’aucuns viennent y rêver et regretter... Mais que sert le regret ? Rien n’y fera : la musique ne saurait plus être un langage en soi. Nous traduisons, sans doute parce que nous ne sommes plus assez musiciens et peut-être aussi parce que Wagner et d’autres ont passé."
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).