dimanche 3 novembre 2019

Biély (foule)


Biély, Pétersbourg, [trad. Nivat et Catteau] chap. 6, § La perspective Nevski : 
« Les épaules formaient une masse visqueuse qui s’écoulait lentement ; l’épaule d’Alexandre Ivanovitch se colla à la masse et, pour ainsi dire, s’y englua. Il suivit son épaule capricieuse, se conformant ainsi aux lois de l’indivisibilité du corps. Et il se retrouva projeté sur la perspective Nevski, grain de caviar perdu dans la masse noire qui s’écoulait lentement.
Caviar…
Les corps happés par la perspective Nevski se fondent en un grand corps ; chacun devient un grain dans la masse du caviar tartiné sur les trottoirs. La pensée individuelle de Doudkine s’englua dans l’activité cérébrale de l’énorme mille-pattes qui parcourait la perspective.
Ils descendirent du trottoir et se perdirent dans la contemplation silencieuse du myriapode ; la masse visqueuse rampait : elle progressait en rampant et en se traînant sur ses petites pattes agiles ; la masse était formée d’anneaux articulés et chaque anneau était un tronc humain.
Point d’hommes sur la perspective Nevski ! Mais un myriapode rampant et hurlant.
L’espace humide déversait une cacophonie de voix, une cacophonie de mots ; et tous ces mots, après s’être emmêlés, s’assemblaient en une phrase.
Cette phrase paraissait absurde ; elle s’élevait au-dessus de la perspective Nevski et stagnait, nuage noir d’ineptie.
Courroucée par ces inepties de temps à autre, la Néva s’enflait, hurlait et se débattait entre ses quais de granit massif.
Le myriapode rampant est terrifiant ! Des siècles durant, il devra parcourir la perspective Nevski. Plus haut, au-dessus de la perspective, défilent les saisons ; leur cycle est perpétuel changement, mais en bas rien ne change. Chaque saison a son terme fixé. Mais il n’est point de terme au myriapode humain ; ses anneaux se renouvellent, mais lui ne change pas ; sa tête reste cachée derrière la gare ; sa queue se perd dans la Morskaïa, mais les anneaux articulés, eux, sans répit, s’étirent au long de la perspective.
C’est un vrai scolopendre ! »