Manent, Cours familier de philosophie politique (2004) :
"Le désir, l’exigence d’immédiateté tend à dominer tous les aspects de la vie démocratique moderne. Il serait intéressant d’étudier sous cet angle l’art moderne. Je ne suis nullement un spécialiste, et je vais dire des choses très sommaires, mais il me semble que son évolution, ou le principe de son évolution, est aussi celui de la suppression des formes et des médiations.
Prenons la peinture, dont le destin a déterminé celui de l’art moderne en général : l’égalisation des genres, l’abandon de la perspective, le rejet des conventions de la représentation, tout cela pointe vers une expérience qui se veut pure, simple et absolue, l’expérience que l’homme fait de lui-même en tant que créateur. Expérience détachée du reste de la vie politique et sociale, religieuse et intellectuelle, expérience qui se veut à la fois élémentaire et totale, expérience que fait l’être humain de son humanité.
C’est pourquoi l’art moderne est essentiellement non-figuratif. Paradoxalement, c’est pour être plus purement humain. L’art figuratif, l’art de l’imitation et de la ressemblance, entre en réseau et en résonnance avec les autres expériences, politiques, sociales et morales, communique avec elles, se confond pour partie avec elles, et pour autant ne peut pas provoquer une expérience « pure » ou purement et simplement humaine. On comprend que l’art non-figuratif paraisse à beaucoup conduire au «non-art» ou à des expressions qui relèvent de l’ «imposture». Sa logique est en effet de supprimer de plus en plus tout ce qui manifeste un travail d’élaboration raffiné – les signes d’un tel travail sont une sorte de «figuration» – d’aller vers l’art «brut», c’est à dire vers la proclamation arbitraire et la présentation immédiate comme une œuvre d’art d’une chose non élaborée.
On pourrait dire que, de toutes parts, dans tous les domaines de sa vie, l’homme contemporain cherche une expérience immédiate de lui-même et de l’humanité."