Drillon, Cadence [2018] (incipit) :
"Jamais je n’ai voulu être un autre plus violemment que pendant mon enfance. Tout ce qui n’était pas moi me semblait désirable et supérieur, comme un malade jalouse l’infirmière qui, penchée sur lui, sent encore le savon du matin : les êtres, plus forts, plus heureux, mais aussi les objets, les animaux, les arbres, les lieux – et jusqu’à certaines heures, qui exerçaient sur moi une puissance que je leur enviais. J’aurais voulu être le soir, pour plonger les êtres et toute la Terre dans l’angoisse et l’affliction ; le matin, pour illuminer les champs couverts de givre d’une lumière oblique. J’aurais voulu être le chat qui se lovait sur les genoux de mon père devant la cheminée, et n’avait jamais besoin de se trouver une occupation. J’aurais voulu être une rue, pour n’avoir pas à me déplacer, un cahier neuf, aux angles propres et carrés, un professeur qui savait tout, une fille, pour avoir des seins que j’aurais pu caresser jour et nuit. Au lieu de quoi je n’étais que moi-même, un petit garçon éloigné du monde comme un vieil ermite, un petit garçon désertique et impatient."
Un texte par jour, ou presque, proposé par Michel PHILIPPON (littérature, philosophie, arts, etc.).