jeudi 23 décembre 2021

Fumaroli (poème en prose)

    Fumaroli, préface à Maurice de Guérin, Poésie, Gallimard 1984 :
   "Le propre du poème en prose, c'est de se donner pour le reflet imparfait, allusif, d'une œuvre idéale absente. Par là, du reste, il peut prétendre à un pouvoir de suggestion supérieur à l'œuvre close et parfaite à laquelle il donne l'impression de renvoyer. Il s'apparente à la traduction, elle aussi « énigme dans un miroir » d'une œuvre achevée, mais reposant ailleurs, dans une autre langue. Il se rattache à la paraphrase ou au pastiche du poème en vers : en ce sens, l'archétype du poème en prose français est la fable fénelonienne, qui imite la fable de La Fontaine, mais sans recourir au mètre ; elle est comme le reflet à la fois affaibli et à certains égards intensifié du modèle parfait. L'apologue de Chaetas à la fin de René réintroduit cet effet dans la littérature romantique. Enfin le poème en prose cousine avec la description d'œuvre d'art, qui, privée de la jouissance sensible, vise à vaincre néanmoins son modèle par la suggestion indirecte. [...] À l'heure où il atteint, non sans remords ou refus, la conscience de soi, le poème en prose vise déjà à réfracter la perfection absente, le bonheur inaccessible d'un ailleurs de lui-même, texte ou tableau. Il n'ose ou ne peut se donner pour une fin, il n'est qu'un passage ; il ne se propose pas comme objet de jouissance, mais comme allusion infinie à cet objet. Le Centaure et La Bacchante sont le suprême hommage que Guérin ait pu rendre à la poésie qu'il ne pouvait écrire, un chant qui invoque un autre chant qu'il savait ne jamais devoir venir. C'est ainsi qu'ils appartiennent à la plus troublante poésie moderne. »