Nabokov , La vraie Vie de Sebastian Knight chap. IV, traduction Davet (1962) revue par Y. Couturier (2010) Pléiade t. 2 p. 417 :
"Parmi des documents juridiques, je trouvai un bout de papier sur lequel il avait commencé d'écrire une histoire — il n'y avait qu'une unique phrase s'arrêtant court, mais qui me donna l'occasion d'observer la façon étrange qu'avait Sébastian — en plein travail d'écriture — de ne pas biffer les mots qu'il venait de remplacer par d'autres ; si bien que, par exemple, la phrase sur laquelle j'étais tombé se déroulait comme suit : « Comme il avait le sommeil Ayant le sommeil profond, Roger Rogerson, le vieux Rogerson acheta le vieux Rogers acheta, craignant tellement Ayant le sommeil profond, le vieux Rogers craignait tellement de manquer le lendemain. Il avait le sommeil profond. Il craignait mortellement de manquer l'événement du lendemain la splendeur un des premiers trains la splendeur aussi ce qu'il fit fut d'acheter et de rapporter chez lui un d'acheter ce soir-là et de rapporter chez lui non pas un mais huit réveils de différentes tailles avec un tic-tac vigoureux neuf huit onze réveils de différentes tailles faisant tic-tac lesquels réveils neuf réveils comme un chat a neuf qu'il plaça qui fit ressembler sa chambre plutôt à
Je regrettai que ça s'arrêtât là."
I found a slip of paper on which he had begun to write a story—there was only one sentence, stopping short but it gave me the opportunity of observing the queer way Sebastian had—in the process of writing—of not striking out the words which he had replaced by others, so that, for instance, the phrase I encountered ran thus: “As he a heavy A heavy sleeper, Roger Rogerson, old Rogerson bought old Rogers bought, so afraid Being a heavy sleeper, old Rogers was so afraid of missing to-morrows. He was a heavy sleeper. He was mortally afraid of missing to-morrow’s event glory early train glory so what he did was to buy and bring home in a to buy that evening and bring home not one but eight alarm clocks of different sizes and vigour of ticking nine eight eleven alarm clocks of different sizes ticking which alarm clocks nine alarm clocks as a cat has nine which he placed which made his bedroom look rather like a
I was sorry it stopped here.
Camus, La Peste chap. 2 :
"Il comprit seulement que l’œuvre en question avait déjà beaucoup de pages, mais que la peine que son auteur prenait pour l’amener à la perfection lui était très douloureuse. « Des soirées, des semaines entières sur un mot… et quelquefois une simple conjonction. » Ici, Grand s’arrêta et prit le docteur par un bouton de son manteau. Les mots sortaient en trébuchant de sa bouche mal garnie.
– Comprenez bien, docteur. À la rigueur, c’est assez facile de choisir entre mais et et. C’est déjà plus difficile d’opter entre et et puis. La difficulté grandit avec puis et ensuite. Mais assurément, ce qu’il y a de plus difficile, c’est de savoir s’il faut mettre et ou s’il ne faut pas. […]
La voix de Grand s’éleva sourdement : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. » […] – Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès le début, qu’il sera possible de dire : « Chapeau bas ! »