Gracq, en lisant en écrivant (Corti p. 171-173) :
« Le secret d'une œuvre réside bien moins dans l'ingéniosité de son son organisation que dans la qualité de sa matière ; si j'entre sans préjugé dans un roman de Stendhal ou un poème de Nerval, je suis d'abord et tout entier seulement odeur de rose, comme la statue de Condillac - sans yeux, sans oreilles, sans perceptions localisées - et par là l'œuvre d'art me livre son caractère opératoire distinctif, qui est d'occuper immédiatement et sans différenciation aucune toute ma cavité intérieure, à la manière d'un gaz qui se dilate. Révélant ainsi sa totale élasticité, et l'immanence impartagée de sa présence vraie : non subdivisable, parce que sa vertu réside tout entière dans chaque particule.
Ce qui égare trop souvent la critique explicative, c'est le contraste entre la réalité matérielle de l'œuvre : étendue, articulée, faite de parties emboîtées et complexes, et même si l'on veut, démontable jusque dans son détail, et le caractère rigidement global de l'impression de lecture qu'elle produit. Ne pas tenir compte de cet effet de l'œuvre, pour lequel elle est tout entière bâtie, c'est analyser selon les lois et par les moyens de la mécanique une construction dont le seul but est de produire un effet analogue à celui de l'électricité. Et il y a même à pareille méprise une circonstance aggravante : c'est que le "constructeur" de l'œuvre d'art, chaque fois qu'il a nourri son travail, chaque fois aussi qu'il a eu besoin de le contrôler, s'est refait lui aussi tout entier "odeur de rose", éliminant de son esprit tout sauf une certaine impression directrice aveugle et quasi olfactive, qui lui permet seule de choisir entre les pistes qui s'offrent à lui. Tout l'ouvrage a été conçu et exécuté sous le contrôle de cette essence pressentie de l'œuvre, qui n'est peut-être pas celle qui se communique au lecteur (c'est la profonde équivoque de la transmission dans l'œuvre d'art) mais dont la nature est identique. »