lundi 27 novembre 2023

Irving (origine)

Irving (John), Le Monde selon Garp, trad. Rambaud, chap. 1 :

"Jenny avait le sentiment d’avoir grandi à bord d’un énorme navire, sans jamais avoir vu, et encore moins compris, la salle des machines. Elle aimait les dimensions auxquelles l’hôpital ramenait tout : ce que les malades mangeaient, si cela les aidait de manger, où passait ce qu’ils mangeaient. Dans son enfance, elle n’avait jamais vu de vaisselle sale ; en fait, lorsque les bonnes desservaient la table, Jenny était convaincue qu’elles jetaient la vaisselle (il s’écoula un certain temps avant qu’on ne la laisse entrer dans la cuisine). Et Jenny crut longtemps que, le matin, lorsque la voiture du laitier apportait les bouteilles de lait, elle apportait en même temps la vaisselle du jour, tant le bruit, ces chocs et cliquetis de verrerie, ressemblait au bruit qui sortait de la cuisine où étaient enfermées les bonnes occupées à faire Dieu sait quoi avec la vaisselle.

Pas une seule fois avant l’âge de cinq ans Jenny Fields ne vit la salle de bains de son père. Elle tomba dessus un matin qu’elle avait humé le parfum de l’eau de Cologne paternelle et remonté la piste. Elle découvrit une cabine de douches remplies de buée – très moderne pour 1925 –, un WC privé, une rangée de flacons tellement différents des flacons de sa mère que Jenny crut avoir découvert le repaire d’un homme mystérieux qui, à l’insu de tous, aurait habité chez eux depuis des années. Ce qui, du reste, était bien le cas.

A l’hôpital, Jenny savait où passaient toutes les choses – et elle était en train d’apprendre, en termes très prosaïques, d’où presque toutes les choses venaient."


Jenny felt she had grown up on a large ship without having seen, much less understood, the engine room. She liked how the hospital reduced everything to what one ate, if it helped one to have eaten it, and where it went. As a child she had never seen the dirty dishes ; in fact, when the maids cleared the table, Jenny was sure they were throwing the dishes away (it was some time before she was even allowed in the kitchen). And when the milk truck brought the bottles every morning, for a while Jenny thought that the truck brought the day’s dishes too – the sound, that glassy clatter and bang, being so like the sound of the maids in the closed kitchen, doing whatever they did to the dishes. 

Jenny Fields was five before she saw her father’s bathroom. She tracked it down one morning by following the scent of her father’s cologne. She found a steamy shower stall – quite modern for 1925 – a private toilet, a row of bottles so unlike her mother’s bottles that Jenny thought she had discovered the lair of a secret man living undetected in their house for years. In fact, she had.

In the hospital, Jenny knew where everything went and she was learning the unmagical answers to where almost everything came from.