Roubaud, Le Grand Incendie de Londres § 45 :
pour faire suite aux deux textes mis en ligne récemment :
https://lelectionnaire.blogspot.com/2024/05/roubaud-rasages.html
"… dans la cuisine, avec un couvercle de casserole pour miroir, en équilibre au-dessus du robinet d’eau chaude, me rasant dans le silence de la nuit.
Je fais couler l’eau chaude. Je me savonne le visage, les mains, le cou. Je me sèche. Je mouille de nouveau les parties rasables. Je prends un peu de mousse dans la paume de ma main droite ; je l’applique. Puis je me rase, de la main gauche (un des restes les plus évidents de mon « gauchisme »), selon un ordre immuable :
a) la lèvre supérieure ;
b) la lèvre inférieure ;
c) le menton ;
d) la joue droite ;
e) la joue gauche ;
f) le cou.
Écrivant ceci, simple description de mon rasage de la veille, j’ai l’impression en effet qu’il s’agit d’un rituel immuable, d’une répétition indéfinie des mêmes gestes, indépendants des lieux, des circonstances, où seuls varient de manière significative les supports techniques (mousses, lames) alors que l’essence même de l’opération, son squelette rythmique, l’ordre de mes mouvements, se conserve invariant dans toutes les transformations annexes de mon existence. J’ai l’impression qu’il s’agit là, comme la poésie, d’un point fixe de ma vie, qui assure ma continuité, et je suis heureux de l’identifier.
Mais après avoir écrit ce passage, j’ai un doute : je me souviens d’avoir déjà décrit mon rasage, il y a neuf ans, comme «moment de repos en prose» dans un livre de poèmes Autobiographie, chapitre dix. Dans ce livre, l’ordre est le suivant :
a) le menton ; b) la lèvre inférieure ; c) la joue droite ; d) la joue gauche ; e) la lèvre supérieure ; f) le cou.
J’ai changé."