mardi 4 juin 2024

Nabokov (rasage 2)

Nabokov, Feu pâle, chant IV, vv. 887-922, Pléiade p. 198-199 :

[rappel : https://lelectionnaire.blogspot.com/2021/06/nabokov-rasage.html ]


Comme mon biographe est peut-être trop grave

Ou n'en sait pas assez pour pouvoir affirmer que Shade

Se rasait dans son bain, alors voici :

« Il avait arrangé une sorte

De système avec charnière et vis, un support d'acier

Traversant la baignoire pour maintenir en place 

Le miroir à raser droit devant son visage 

Et, de son orteil, renouvelant la chaleur du robinet, il 

Trônait comme un roi et saignait comme Marat. »


Plus lourd je pèse, plus fragile est ma peau ; 

Elle est par endroits ridiculement mince ; 

Ainsi, près de la bouche : la place entre le coin des lèvres 

Et ma grimace invite la mauvaise coupure, 

Ou cette bajoue : il me faudra un jour laisser pousser 

Une barbiche invétérée en moi.

Ma pomme d'Adam est une figue de nopal :

Il me faut maintenant parler du mal, du désespoir,

Comme personne n'en a parlé. Cinq, six, sept, huit,

Neuf coups ne suffisent pas. Dix. Je palpe

À travers la fraise à la crème la sanglante bouillie

Et retrouve inchangé ce carré d'épines.


J'ai mes doutes sur ce type manchot 

Qui, sur les réclames, d'un seul coup glissant 

Défriche un doux sentier de l'oreille au menton,

Puis se lave le visage et palpe avec amour sa peau. 

Moi j'appartiens à la classe des bimanes maniaques. 

Tout comme, discrètement, l'éphèbe en justaucorps assiste

Une femme dans une danse acrobatique, 

Ma main gauche aide, et tient, et change sa position.


Il me faut maintenant parler... Meilleure que tout savon 

Est la sensation dont rêve le poète 

Quand l'inspiration et son brasier de glace, 

L'image soudaine et la formule spontanée 

Font courir sur la peau une triple risée 

Qui fait se hérisser tous les petits poils

Comme dans l'agrandissement du dessin animé 

De poils tondus une fois dressés par Notre Crème.



Since my biographer may be too staid

Or know too little to affirm that Shade

Shaved in his bath, here goes :

"He'd fixed a sort

Of hinge-and-screw affair, a steel support 

Running across the tub to hold in place

The shaving mirror right before his face

And with his toe renewing tap-warmth, he'd

Sit like a king there, and like Marat bleed."


The more I weigh, the less secure my skin ;

In places it's ridiculously thin ;

Thus near the mouth : the space between its wick

And my grimace, invites the wicked nick.

Or this dewlap : some day I must set free

The Newport Frill inveterate in me.

My Adam's apple is a prickly pear :

Now I shall speak of evil and despair

As none has spoken. Five, six, seven, eight,

Nine strokes are not enough. Ten. I palpate

Through strawberry-and-cream the gory mess

And find unchanged that patch of prickliness.


I have my doubts about the one-armed bloke

Who in commercials with one gliding stroke

Clears a smooth path of flesh from ear to chin,

Then wipes his face and fondly tries his skin.

I'm in the class of fussy bimanists.

As a discreet ephebe in tights assists

A female in an acrobatic dance,

My left hand helps, and holds, and shifts its stance.


Now I shall speak... Better than any soap

Is the sensation for which poets hope

When inspiration and its icy blaze,

The sudden image, the immediate phrase

Over the skin a triple ripple send

Making the little hairs all stand on end

As in the enlarged animated scheme

Of whiskers mowed when held up by Our Cream.