Gide, L'évolution du théâtre, in Nouveaux Prétextes :
"[...] L'art n'aspire à la liberté que dans les périodes malades ; il voudrait être facilement. Chaque fois qu'il se sent vigoureux, il cherche la lutte et l'obstacle. Il aime faire éclater ses gaines, et donc il les choisit serrées. N'est-ce pas dans les périodes où déborde le plus la vie, que tourmente le besoin des formes les plus strictes, les plus pathétiques génies ? De là, l'emploi du sonnet, lors de la luxuriante Renaissance, chez Shakespeare, chez Ronsard, Pétrarque, Michel-Ange même ; l'emploi des tierces-rimes chez Dante ; l'amour de la fugue chez Bach ; cet inquiet besoin de la contrainte de la fugue dans les dernières œuvres de Beethoven. Que d'exemples citer encore ! Et faut-il s'étonner que la force d'expansion du souffle lyrique soit en raison de sa compression ; ou que ce soit la pesanteur à vaincre qui permette l'architecture ?
Le grand artiste est celui qu'exalte la gêne, à qui l'obstacle sert de tremplin. C'est au défaut même du marbre que Michel-Ange dut, raconte-t-on, d'inventer le geste ramassé du Moïse. C'est par le nombre restreint des voix dont pouvoir à la fois disposer sur la scène que, contraint, Eschyle dut d'inventer le silence de Prométhée lorsqu'on l'enchaîne au Caucase. La Grèce proscrivit celui qui ajouta une corde à la lyre. L'art naît de contrainte, vit de lutte, meurt de liberté."