jeudi 4 juin 2020

Giono (rue)

GionoNoé, Pléiade p. 676-678 : 

« […] Les étincelles qui jaillissent de la roue des trolleys rehaussent maintenant les formes et les visages de la foule qui passe sur les trottoirs, achète là-bas, de l'autre côté de la rue, son journal du soir au kiosque à journaux, se plante parfois devant l'étalage du tailleur et celui du charcutier (on commençait à vendre l'an dernier des charcuteries roses et noires). Cette électricité qui les frappe violemment de face, ou coule sur eux de très haut, ou les saisit dans le magnésium d'une forte étincelle bleue, fait ressortir toutes les sinuosités des visages : les nez avides, les bouches goulues ou amères, les mentons, les joues, les oreilles, les creux noirs au fond desquels est complètement cachée cette couleur du regard avec laquelle on peut encore un peu faire illusion.

C'est la forêt de Brocéliande des visages. Au coin des lèvres, au détour des narines, au flanc des joues, sous les oreilles, dans les chevelures, sont tapis et guettent les Merlin, les Mélisande, les Arthur, les Guenièvre, les chevaliers Perceval, rois pêcheurs, poissons avaleurs d'anneaux, chevaux nourris de chair humaine, échiquiers où cliquette le sautillement des pièces qui jouent toutes seules, châteaux bâtis en trompe-l'œil, dont la façade se crève comme un cerceau de cirque, huttes de branchages qui se déploient finalement comme une lunette d'approche en immenses galeries de Versailles fourrées de droite, de gauche, de dessus et de dessous d'escaliers, de couloirs, de portes battantes, de salles, de passerelles, de coursives, de conduits, de caves, d'alcôves, de voûtes bourrées d'échos, de vides, d'ombres et de vanité. »