Dufilho (André), La dernière Visite, § Marcou le cordonnier (1978) p. 49-50 :
"Un de mes neveux avait passé une partie de sa vie comme valet de chambre dans un grand hôtel de la côte avant de s'installer à son compte.
— J'étais nuit et jour au contact des clients, me disait-il, j'arpentais les couloirs à n'importe quelle heure – ceux-ci me déposaient le soir leurs souliers devant la porte de leur chambre. C'est à moi qu'incombait le soin de les astiquer.
Vidée de sa matière et immobile, la chaussure devient indiscrète. Elle exagère tout. C'est un moule figé et sans pitié... Dans cet alignement le long des couloirs feutrés, les contratstes d'une paire à l'autre devenaient aussi frappants qu'une caricature. J'imaginais les drames du couple... La paire boursouflée de l'homme que je voyais lourd et fatigué, les contreforts béants, aux côtés de celles d'une femme à la cambrure parfaite, aux orteils invisibles, que j'imaginais svelte et élancée. Quelques chambres plus loin, l'inverse était aussi frappant : une cambrure écrasée par le poids, distendue par les chairs, contente d'elle-même, chassait en arrière son talon Louis XV, aux côtés de la paire élégante et racée d'un mâle... Les suivantes, solitaires, fines et gracieuses, qu'on aurait voulu tenir dans ses mains avec tendresse...
Ma main s'enfonçait, prenait la place du pied. Elle parcourait les formes - presque une violation. Le lendemain matin, j'éprouvais une sorte de curiosité à découvrir la réalité des visages à l'instant où je pénétrais dans leur chambre, le plateau des petits déjeuners à la main. L'odeur d'un parfum, le rangement des objets, une attitude, un regard, un accueil, quelques mots échangés, chacun de ces signes vivants devenaient pour moi la confrontation avec ce que j'avais pressenti d'eux. Ma première impression était souvent la bonne.
— En somme, votre neveu lisait dans le soulier comme d'autres, dans l'écriture !..."