Nabokov, Le Don chapitre 2, Pléiade t. 2 p. 154-155 :
« Cher lecteur, vous est-il déjà arrivé de ressentir ce chagrin subtil en vous séparant d'une demeure que vous n'aimiez pas ? Le cœur ne se brise pas comme cela arrive lorsque l’on se sépare d'objets chéris. Le regard humide ne se promène pas ici et là, retenant une larme comme s'il désirait emporter en elle un reflet tremblant de l'endroit abandonné ; mais, dans le recoin le plus généreux de notre cœur, nous ressentons de la pitié pour les choses que nous n'avons pas animées de notre souffle, que nous avons à peine remarquées et que nous quittons maintenant pour toujours. Cet inventaire déjà mort ne sera pas ressuscité plus tard dans notre mémoire : le lit ne nous suivra pas, chargé sur sa propre épaule* ; le reflet dans le miroir de la commode ne se lèvera pas de son cercueil ; seule la vue de la fenêtre subsistera quelque temps, comme la photographie jaunie, placée sur une croix au cimetière, d'un monsieur à la coiffure soignée et aux yeux fixes portant un col amidonné. J'aimerais vous dire au revoir, mais vous n'entendriez même pas mes adieux. Néanmoins, adieu. J'ai vécu ici exactement deux ans, j'ai pensé à beaucoup de choses ici, les ombres de ma caravane ont traversé ce papier peint, des lis ont poussé dans la cendre de cigarette tombée sur le tapis ; mais à présent le voyage est terminé. Les torrents de livres sont retournés à l'océan de la bibliothèque. Je ne sais si je lirai jamais les brouillons et les extraits fourrés sous le linge dans ma valise, mais ce que je sais, c'est que je ne remettrai plus jamais les pieds ici. »
* Ce « lit [qui] ne nous suivra pas, chargé sur sa propre épaule » (« the bed will not follow us, shouldering its own self ») est un peu étrange ; peut-être faut-il comprendre : "si nous ne l'emportons pas par la pensée, il en se prendra pas en charge lui-même, sur l’épaule, comme le ferait un déménageur".