Alain, Préface à La Jeune Parque de P. Valéry (1936) p. 54-56
"Ce qui manque aux vers libres, c’est-à-dire à ceux que l’on veut régler sur le sentiment même, c’est qu’ils permettent trop, c’est qu’ils se plient à tout dire ; c’est que leurs hasards ne dépendent pas assez du vase respirant ; ils ne témoignent pas de l’homme ; aussi la loi cachée de cette poésie c’est l’extravagance pure ; cela on le sent, par l’envie de changer et d’inventer ; la lecture n’a plus d’empire. Or il y a une idée juste dans cette inspiration qui refuse la règle de coutume ; et en effet il faut que l’idée sorte d’autre chose que du raisonnement. Mais c’est alors que le poète reconnaît que le mètre le plus régulier est le meilleur témoin de l’homme, et que la difficulté de faire beau sous cette règle signifie quelque chose de plus qu’une règle ; car c’est le pas même de l’homme et la sonorité de l’homme. Le poète alors comprend que c’est raison d’obéir à la rime. [...] Certes la prose peut oser ; rien ne l’en détourne ; mais aussi rien ne l’y aide ; au lieu que la rime est un pont sonore... On ne peut s’étonner de la rime ; on l’entend déjà. On la cherche ; on l’éprouve avec bonheur. L’idée entre par cette porte heureuse.
[...] On pourrait se risquer à dire que le premier jugement est de poète, et par cette méthode de découvrir qui consiste à préparer un lit pour nos pensées, un lit de rythmes et de sonorités, une suite de places pour des mots qui ne sont pas encore. La poésie réaliserait l’a priori des philosophes, cette forme qui circonscrit le savoir avant le savoir. Étrange et miraculeux moyen, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il révèle l’esprit à lui-même. La poésie doit donc être dite premièrement le miroir de l’esprit, et, ensuite, par ce moyen, le miroir de l’âme. Et le bonheur de lire les poètes est que l’on se confirme à soi-même ce miraculeux moyen de trouver l’idée par la puissance attractive d’un vide de résonance.
[...] Je ne nie pas qu’en vers libres on puisse découvrir du subtil et du profond ; en prose même on le peut, et je n’y vois pas de limite. Seulement ni dans la prose, ni dans le vers libre, on ne perçoit que la découverte est due à la règle même, c’est-à-dire à la stricte exigence du vide exactement mesuré devant nous, et, bien mieux, d’une sonorité future, toutes choses qui ne pensent point, mais qui prédisent les pensées."