Suffran, La Réunion de famille p. 148-149 :
"Je pense à celles [les images] que, dans l'immédiate avant-guerre, je découvrais glissées entre l'étui et le papier d'argent du Chocolat Menier ; c'était, découpée en vignettes, l'histoire de Blanche Neige, d'après le dessin animé de Walt Disney. J'eus avec cette héroïne en deux dimensions, au visage et à la voix de poupée, une exaltation amoureuse qui confina à la fièvre cérébrale, et qui fit de moi le rival infortuné de sept gnomes et un prince. Du moins la tenais-je emprisonnée en ces deux albums oblongs de carton gris où, sur les cases correspondantes, je m'appliquais à coller les fragments de son aventure. Je ne sais si un goût immodéré du chocolat, voisin de la toxicomanie, me vient de cette quête acharnée ou si leurs deux saveurs délectables se conjuguèrent. Il ne fallut pas moins d'une guerre mondiale pour rompre l'enchantement : en dépit de tous mes efforts, je ne pus venir à bout de la série. Une bonne vingtaine de cadres vides continua à me narguer, dans les albums. Il me fallut attendre encore trois décennies avant que, dans une boîte de bouquiniste, sur les quais de la Seine, je découvrisse, pour quelques malheureux francs, la collection complète. Et (j'en atteste) en me penchant, le coeur battant, sur l'étroit coffre noir, il me parut que je m'inclinais sur le cercueil de cristal où dormait la princesse, que je l'éveillais, et, avec elle, mon enfance - d'un même sommeil, d'une même fausse mort..."