Aragon, La Semaine sainte
[extr. chap V] :
"Mais de ce qui, pour un général Maison comme pour un élève des collèges impériaux, pour les badauds du boulevard du Temple ou les spéculateurs de la Bourse, un valet d’écuries à Versailles ou le peintre Théodore Géricault –, de ce qui, malgré le mythe de l’Empire, les préfets et les garnisons, demeurait pour tous la frontière de la France, jusqu’à cette ville qu’il suffit aux envahisseurs de serrer dans leur main pour arrêter toute circulation dans le grand corps français, de la frontière à Paris, on n’avait eu ni le temps, ni l’affreux sang-froid de rien voir, sous les nouvelles contradictoires et précipitées de l’avance alliée, les victoires de dernière heure, triomphalement annoncées par les journaux, les regards égarés jetés de la Champagne aux Flandres, l’incertitude du coup principal, l’orgueil traqué soudain qui cède."
[début du chap. VII] :
"Tandis que le Duc de Richelieu explique à Marmont comment il est devenu étranger à son propre pays et lui parle de la Russie méridionale où il a vécu onze ans, Charles, Baron Fabvier, l’aide-de-camp du maréchal, dans les combles de la préfecture où on lui a installé un lit, dort éperdument, couché sur le ventre, les bras en croix, de tout son poids de géant, et rêve de la Perse où il faisait, de cette main qui pend le long du drap, de ces muscles abîmés dans la fatigue de dix-huit lieues à cheval d’une traite, des canons pour le Schah, les coulant lui-même dans le sable, au fond de cette espèce de forge de Vulcain, il s’y revoit, dans ses gros yeux clos à fleur de tête, aidé de trois gaillards à la tête rasée, pour que de ces canons-là les Persans, envahissant la Géorgie, aillent tirer contre les troupes commandées par Armand-Emmanuel de Richelieu, gouverneur de Nouvelle-Russie."