Céline, Mort à crédit [1936], Pléiade p. 900-901 :
« Enfin ! Y avait pas d’urgence... Je pouvais un peu réfléchir... Ça faisait déjà des années que j’avais quitté les Berlope... et le petit André... Il devait avoir plutôt grandi, ce gniard dégueulasse!... Il devait bagotter ailleurs maintenant... pour des autres darons... Peut-être même plus dans les rubans... On était venus assez souvent par là ensemble tous les deux... Là précisément auprès du bassin, sur le banc à gauche... attendre le canon de midi... C’était loin déjà ce temps-là qu’on était arpètes ensemble... Merde ! Ce que ça vieillit vite un môme ! J’ai regardé par-ci, par-là, si je le revoyais pas par hasard le petit André... Y a un placier qui m’avait dit qu’il était plus chez les Berlope... Qu’il travaillait dans le Sentier... Qu’il était placé comme « jeune homme »... Quelquefois, il m’a semblé le reconnaître sous les arcades... et puis non !...
C’était pas lui !... Peut-être qu’il était plus tondu ?... Je veux dire que la couenne comme en ce temps-là... Peut- être qu’il l’avait plus sa tante !... Il devait sûrement être quelque part en train de courir après sa croûte !... sa réjouissance... Peut-être que je le reverrais plus jamais... qu’il était parti tout entier... qu’il était entré corps et âme dans les histoires qu’on raconte... Ah ! c’est bien terrible quand même... on a beau être jeune quand on s’aperçoit pour le premier coup... comme on perd des gens sur la route... des potes qu’on reverra plus... plus jamais... qu’ils ont disparu comme des songes... que c’est terminé... évanoui... qu’on s’en ira soi-même se perdre aussi... un jour très loin encore... mais forcément... dans tout l’atroce torrent des choses, des gens... des jours... des formes qui passent... qui s’arrêtent jamais... Tous les connards, les pilons, tous les curieux, toute la frimande qui déambule sous les arcades, avec leurs lorgnons, leurs riflards et les petits clebs à la corde... Tout ça, on les reverra plus... Ils passent déjà... Ils sont en rêve avec des autres... ils sont en cheville... ils vont finir... C’est triste vraiment... C’est infâme !... les innocents qui défilent le long des vitrines... Il me montait une envie farouche... j’en tremblais moi de panique d’aller sauter dessus finalement... de me mettre là devant... qu’ils restent pile... Que je les accroche au costard... une idée de con... qu’ils s’arrêtent... qu’ils bougent plus du tout !... Là, qu’ils se fixent !... une bonne fois pour toutes !... Qu’on les voye plus s’en aller. »
Queneau, Les derniers Jours [1936] chap XVI
« Pourquoi donc y avait-il des choses, pourquoi donc devaient-elles périr ?
Un des enfants se mit à pleurer. Un vieillard sortit d’une des maisons et se traîna vers un banc en fumant une vieille pipe. Le patron du café avait fini lecture et cigarette et bâillait au soleil. Deux ménagères s’interpellaient d’un bout à l’autre de la place. Un marchand d’habits se mit à chanter. Un chat courut d’une rue à l’autre, obliquement. Les arbres verdissaient, car c’en était l’époque. Contre l’un d’eux, un chien pissa après l’avoir bien reniflé, puis il rendit visite à un autre. La femme chantait maintenant Le Temps des cerises. Tuquedenne se sentit prêt à pleurer et s’attendrit sur l’inexistence des choses.
Comment les sauver ? Oui, comment sauver les choses ? Comment arracher les choses au néant, comment les délivrer de l’Être ? Comment donner au particulier sa raison d’être en lui-même ? Comment donner à l’instant, et le devenir et l’éternité ? »
Delibes (Miguel), Le Chemin [1950] trad. R. Chaulet p. 169-170 :
« Daniel le Hibou passa la nuit en veille près du mort. […] Quelque chose se fana soudain tout au fond de son être : peut-être la foi en la pérennité de l'enfance. Il se rendit compte qu'ils finiraient tous par mourir, les vieux et les enfants. Il n'avait jamais pensé à ça, et maintenant que ça lui arrivait, une sensation vive et angoissante l'asphyxiait presque. Vivre de cette manière, cela avait quelque chose d'éclatant, et en même temps, de sombre et d'affligeant. Vivre c'était mourir jour après jour, peu à peu, inexorablement. À la longue, ils finiraient tous par mourir : lui, don José, son père, le fromager, sa mère, les Guignes, Quino, les cinq Lapines, Antonio le Ventru, la Mica, la Mariuca-uca, don Antonino le marquis, et même Paco le forgeron. Ils étaient tous transitoires et éphémères, et au bout de cent ans, il ne resterait plus trace d'eux sur les pierres du village. De même que maintenant il ne restait pas trace de ceux qui les avaient précédés il y a une centaine d'années. La mutation se produirait d'une manière lente et imperceptible. Ils finiraient tous par disparaître du monde, absolument tous ceux qui peuplaient sa surface et le monde ne se rendrait pas compte du changement. La mort était laconique, mystérieuse et terrible. »
Daniel, el Mochuelo, pasó la noche en vela, junto al muerto. Sentía que algo grande se velaba dentro de él y que en adelante nada sería como había sido. Él pensaba que Roque, el Moñigo, y Germán, el Tiñoso, se sentirían muy solos cuando él se fuera a la ciudad a progresar, y ahora resultaba que el que se sentía solo, espantosamente solo, era él, y sólo él. Algo se marchitó de repente muy dentro de su ser: quizá la fe en la perennidad de la infancia. Advirtió que todos acabarían muriendo, los viejos y los niños. Él nunca se paró a pensarlo y al hacerlo ahora, una sensación punzante y angustiosa casi le asfixiaba. Vivir de esta manera era algo brillante, y a la vez, terriblemente tétrico y desolado. Vivir era ir muriendo día a día, poquito a poco, inexorablemente. A la larga, todos acabarían muriendo: él, y don José, y su padre, el quesero, y su madre, y las Guindillas, y Quino, y las cinco Lepóridas, y Antonio, el Buche, y la Mica, y la Mariuca—uca, y don Antonino, el marqués, y hasta Paco, el herrero. Todos eran efímeros y transitorios y a la vuelta de cien años no quedaría rastro de ellos sobre las piedras del pueblo. Como ahora no quedaba rastro de los que les habían precedido en una centena de años. Y la mutación se produciría de una manera lenta e imperceptible. Llegarían a desaparecer del mundo todos, absolutamente todos los que ahora poblaban su costra y el mundo no advertiría el cambio. La muerte era lacónica, misteriosa y terrible.
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